Wendy Delorme est une pacifiste de l’amour et Le Chant de la rivière est son pamphlet. Elle dépose les mots sur le papier, après que l’amour et le temps sont passés par la rivière, témoin muet des histoires d’amour queer qui sont au cœur de cet ouvrage. Avec son cours sinueux et incessant, elle en vient à symboliser non seulement le passage du temps, mais aussi la fluidité et la multiplicité des identités et des désirs humains. En réalité, maîtresse des lieux, la rivière se transforme en une actrice dynamique qui porte et transforme les voix et les histoires, tout comme le font les mots de Delorme sur la page.
La structure du texte est subtilement complexe, tissée par un jeu de temporalités qui s’entrelacent comme les remous d’une rivière déforment les reflets sur l’eau. Nous suivons « la femme », une autrice isolée dans une maison en montagne, cherchant à achever l’écriture de son roman. La forêt qui l’entoure devient son refuge, un espace où les mots manquants prennent vie. Dans cet environnement de découvertes et de possibilités, elle s’adresse à la figure aimée, partageant son quotidien et le monde poétique qui l’entoure dans cette retraite montagnarde. Parallèlement, dans une autre époque, se déroulent les vies de Clara et Meni, deux jeunes filles ayant grandi dans ces montagnes. Leurs paroles, transportées par la rivière, maîtresse de la forêt, se gravent dans la mémoire des lieux. À travers le passage de l’eau, les lignes du temps se mêlent, un siècle d’histoire et d’amour se fondant dans le flot des mots. La femme, en explorant ces lieux marqués par la présence des deux adolescentes amoureuses, se trouve face à une question brûlante : que découvrira-t-elle en arpentant les vestiges de cet amour ancien, inscrit dans la nature même qui l’entoure ?
La Nature : gardienne de l’œuvre, gardienne du temps
Dans Le Chant de la rivière, la nature n’est pas simplement un décor, mais un véritable personnage : elle incarne à la fois la mémoire et l’écoulement des histoires d’amour à travers le temps. Elle relie les amours passées et présentes, transformant le particulier en universel dans une continuité spatiale et temporelle : « L’eau a une mémoire. Les humains qui l’oublient et qui m’ont entravée, m’ont laissée m’engorger et m’ont canalisée ont, eux, la mémoire courte. »
Ainsi, la nature devient la gardienne des souvenirs, des espoirs et des luttes des personnages, notamment de Meni et Clara, qui voient leur amour entravé par les conventions rigides de leur époque.
Dans ce cadre, la nature devient un refuge, un lieu secret où leur amour, à la fois grandiose et naturel, peut s’épanouir loin des regards humains. La forêt, le vent, et la montagne deviennent des entités complices, témoins silencieux de leur amour clandestin : « La forêt, le vent et moi étions de tous leurs contes, poésies et chansons. »
Un sanctuaire d’imagination aussi, pour l’autrice contemporaine qu’est la femme, et qui trouve en la nature son inspiration : « rien d’autre que la montagne, le ciel, la forêt, ce bruit d’eau mystérieux qui vient du sous-bois ». La nature serait donc ici un moyen pour elle de fuir l’immobilité de la pensée, en trouvant les traces essentielles des mots qui restent à dire et à écrire.
L’Amour face à la crise
L’amour, dans Le Chant de la rivière, est l’arme choisie par l’autrice pour défier un monde en crise : « Je voudrais dire l’amour comme posture radicale, en période de crise, globale, planétaire. L’amour comme bouclier, l’amour comme espérance, comme force de révolte. L’amour qui s’élèverait comme un grand cri de joie, de résistance aussi. » Cet amour devient une déclaration de guerre contre les injustices, les crises qui déchirent le monde et minent les identités, empêchant les êtres d’aimer librement et de vivre en accord avec leur véritable nature. Il devient une force radicale, un acte de rébellion contre l’indifférence et la désolation ambiantes.
L’amour, dans Le Chant de la rivière, est l’arme choisie par l’autrice pour défier un monde en crise
Clara et Meni, dans cette époque aux mœurs étriquées, incarnent cet amour puissant et sa résilience. Leur amour, découvert par une femme du présent, traverse les âges, défiant le silence imposé par leur famille, qui regarde leur relation avec suspicion : comment deux jeunes filles peuvent-elles être si proches, s’aimer avec une telle intensité ? En secret, elles se confient, se parlent, s’aiment à travers des mots cachés : « Même séparées, leurs jeux et leurs dialogues ne s’arrêtaient jamais : chacune écrivait avant de s’endormir une chanson, une histoire, un poème, quelques lignes sur une feuille qu’elles s’échangeaient le lendemain. »
Face à l’amour, qui lui-même doit affronter la crise, intervient l’écriture, pansement posé sur les fractures causées par la vie : « Car c’est précisément là où s’ouvrira la faille que naîtra la musique, que le récit vaudra la peine d’être conté. » Dans ce roman, l’amour est donc à la fois une source de souffrance et une force créatrice puissante, un acte de révolte contre l’injustice et l’oubli.
L’Écriture, résistance par le Poétique
L’écriture de Wendy Delorme se distingue par sa capacité à envelopper le lecteur tout en le percutant par la puissance poétique de son style et son usage magistral et inattendu des images. Son écriture, complice de l’amour, devient un acte de résistance, car elle aborde, au-delà de l’amour et de la nature, la réalité des conditions homosexuelles, des identités marginales, et surtout des femmes assujetties à l’ordre patriarcal. Delorme dénonce ces réalités, en les exposant sans concession mais avec finesse, révélant la brutalité des violences physiques et symboliques qui pèsent sur ces existences. Son style est ainsi caractérisé par une attention méticuleuse du choix des mots et des métaphores, qui décrivent avec une précision quasi scientifique la dualité entre l’eau et la nature, l’amour et la souffrance, la création et la fixité des mots. Les émotions des personnages, elles aussi, se transforment sous sa plume et sont comparées à des forces naturelles, rivalisant avec l’environnement qui les entoure : « Nos premiers baisers ont eu le goût d’une eau venant désaltérer un immense incendie. »
Le caractère exceptionnel de la nature dans ce roman est renforcé par des mots soigneusement choisis, qui insufflent une âme aux éléments naturels, les transformant en symboles des amours, du temps, de la mémoire, et de l’inspiration : « Le récit le plus vrai, c’est celui qui préexiste à qui saura l’entendre. Il a déjà pris forme de manière autonome, quelque part en amont. » Les mots de Delorme semblent eux-mêmes avoir existé en amont, en harmonie avec la nature, attendant seulement l’acte d’écriture pour prendre vie devant nos yeux. Lire Le Chant de la rivière, c’est effectivement ressentir que cette histoire était déjà inscrite quelque part en nous, attendant d’être révélée.
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Finalement, la rivière incarne la mémoire vivante de l’histoire de Clara et Meni, portant en elle la vérité de leur amour et murmurant doucement à travers l’écriture : « personne ne tend assez l’oreille pour m’écouter vraiment, pourtant je porte en moi l’écho d’une vie humaine, qui ne veut pas qu’on l’oublie. » Dans ces murmures silencieux, elle guide l’autrice sur les traces d’un passé, l’amenant à découvrir l’amour, la vérité, et la source de son inspiration, cachées dans les souvenirs que la nature conserve jalousement. Cette nature, qui « choisit ses âmes », détient le secret d’une histoire qui continue de résonner à travers le temps.
- Wendy Delorme, Le Chant de la rivière, Éditions Cambourakis, 2024.
- Crédit photo : © Bertrand Gaudillère
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