Watson Charles : «L’art contribue à rendre le monde vivable»

Dans son dernier texte publié, un recueil de nouvelles nommé Le goût des ombres (Éditions Unicité, 2024) l’écrivain Watson Charles évoque Haïti, pays rongé par les inégalités, la misère et l’exil. C’est l’occasion de discuter avec l’écrivain autour de ce recueil et de son pays natal. 

Peut-on considérer votre recueil de nouvelles Le goût des ombres comme un hommage au peuple haïtien ? Dans votre texte on trouve la phrase : « Le peuple haïtien est un peuple qui rit, qui chante ; et qui pleure… un peuple qui rêve toujours de changements. »

Watson Charles : J’aimerais avant tout propos éclaircir un point. Cette phrase provient d’un grand penseur haïtien, Jean Price-Mars, qui a beaucoup écrit sur la culture haïtienne mais aussi sur la culture nègre en général. Son propos datant du siècle dernier résonne et hante encore aujourd’hui tous ceux qui croient au changement et à l’émancipation du peuple haïtien.

Pour revenir à mon livre, je crois plus tôt que ce recueil traduit en partie la réalité du peuple haïtien, et qu’il donne à voir ce qu’elle a de plus profond, c’est-à-dire sa culture, son histoire et son imaginaire. En écrivant ces nouvelles, j’ai voulu surtout décrire les phénomènes socio-culturels existant en Haïti sans tomber dans le pathos ni dans la caricature et parler des sujets graves et préoccupants : l’exploitation des enfants, l’écologie, l’abus sexuel, l’art, la paysannerie et l’exode rurale. Mes nouvelles renoncent à dire le monde mais cherchent plutôt à le présenter, à le décrire dans son aspect le plus fidèle, le plus réaliste possible c’est-à-dire à faire une photographie vivante de la société. Dans la préface de Pierre et Jean, Guy de Maupassant propose ce que doit être le but de l’écrivain : « […] ce n’est point de nous raconter une histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais de nous forcer à penser, à comprendre le sens profond et caché des événements. » Je crois que c’est dans la compréhension du monde que réside la force du récit, d’être plus prêt de la réalité.

Jean d’Amérique : «J’espère écrire comme si je donnais déjà à voir le monde dont je rêve »

Dans ce recueil, la plupart des personnages sont les femmes. Avez-vous trouvé l’inspiration pour la construction des personnages féminins dans votre entourage, dans le monde réel ?

Watson Charles : Cela n’a rien d’intentionnel, mais il est vrai que certains personnages ou même les narratrices sont des femmes. Je crois que cela est dû à mes préoccupations à la fois sur le rôle que joue la femme dans la société haïtienne mais aussi sur la représentation de celle-ci dans la fiction littéraire. Les représenter, c’est peut-être leur rendre justice ou les honorer, montrer foncièrement que cette société repose sur le courage des « Madan Sara », ces femmes seules doublement exploitées par un système néolibéral qui, à la force de leurs bras, éduquent leurs enfants malgré les injustices que l’on connaît. Certains personnages féminins ne font que refléter une réalité sociale existante en Haïti.

À travers mes personnages, je tente de restituer le plus fidèlement possible ce que j’ai vécu personnellement dans ce pays.

Vous connaissez bien leur condition de vie et travail. Pourriez-vous nous expliquer comment elles vivent ?

Waston Charles : Il serait incorrect de prétendre connaître les conditions de vie des femmes en Haïti, car cela requiert un travail d’études socio-économiques à l’échelle de différentes couches sociales. Ce que je sais, c’est que la place de la femme dans la société haïtienne soulève de nombreuses questions comme sa représentation dans le milieu rural et paysan, où elle est complément marginalisée. Dans la société haïtienne, la femme joue un rôle essentiel dans l’économie informelle et commerçante ; la moitié des familles sont monoparentales et se battent pour l’éducation et la santé de leurs enfants en dépit de la pauvreté et de l’insécurité.

Dans une de mes nouvelles je raconte l’histoire d’une mère qui décide de donner sa fille comme domestique à une famille aisée parce qu’elle n’avait pas d’argent pour s’en occuper. Cette dernière connaît des agressions sexuelles de la part du propriétaire de la maison, ce qui la conduit même à une grossesse précoce.

Outre les faits cités plus haut, la femme haïtienne est confrontée aujourd’hui à une réalité  encore plus terrifiante qui est celle de la violence des gangs dans les bidonvilles du pays.  

Velimir Mladenović : Vos personnages vivent dans la misère. Comment la misère détermine-t-elle leur destin ?

Waston Charles : Cette misère dans laquelle vivent mes personnages reflète la réalité d’un pays qu’on a appauvri. Je ne pense pas que c’est la misère dont vivent les haïtiens qui a forgé leur destin, je crois plutôt que l’haïtien est résiliant, il croit profondément au travail, et parvient à surpasser les contingences de la vie. Il n’y a pas de déterminisme dans ce que vit ce peuple. Je fais toujours cette comparaison  de la situation actuelle d’Haïti à la figure d’Antigone de Sophocle. Ce peuple qui refuse de mourir, qui se bat contre Créon. À travers mes personnages, je tente de restituer le plus fidèlement possible ce que j’ai vécu personnellement dans ce pays.

Velimir Mladenović : Pourriez-vous confirmer la phrase de votre narrateur selon laquelle l’art est la seule chose qui puisse sublimer le monde ?

L’art apporte au monde quelque chose de transcendantal. Il ne s’agit aucunement ici de faire un discours sur l’art et sa représentation dans le monde mais de dire une certaine vérité que l’on connait : l’art permet de voir le monde autrement ; il contribue à rendre le monde vivable.  


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