Voici que Vladimir Maïakovski s’avance, la voix pleine et grave, le front immense que surplombe des sourcils trop noirs, paravents à l’audace du regard. «Écoutez ! » lance-t-il à son public. L’ordre claque dans l’assemblée réunie autour du poète. Ses mots ont la vigueur d’un appel à la révolte. Ils en ont aussi l’insolence. Et pourtant, on y sent poindre comme une urgence à être entendu qui n’est pas loin du désespoir ; une solitude dont sa trop grande taille, et sa trop grande âme, se sont faits les instruments terribles, assourdissants. Il embrassa d’un seul cri, et parfois d’une seule longue plainte, les trois tenants du flot de son existence « L’amour, la poésie, la révolution ».
Né en Géorgie en 1893 alors que le siècle d’argent brille d’un lustre déclinant, Vladimir Vladimirovitch Maïakovski se saisit du monde avec une ténacité bagarreuse. La mort de son père le précipite à Moscou tandis que la première révolution de 1905 embrase les rues comme autant de feux souterrains. Encore adolescent, sensible aux idées anarchistes, il participe à l’agitation sociale avec le sentiment entêtant que se joue là, irrémédiablement liés, la destinée du siècle et la sienne. Un séjour en prison de quelques mois le pousse à écrire ses premiers poèmes. La légende est en marche, son ami et peintre David Bourliouk brandissant cette poignée de vers féroces pour le proclamer chantre de la grande révolution russe.
Forger l’acier poétique
Ensemble, ils décident de créer le mouvement d’avant-garde futuriste russe, en riposte au symbolisme décati. Une fumée de scandale enveloppe leurs apparitions, qui ne sont pas sans rappeler celles de leurs compères surréalistes. Leur impertinence bruyante vient rompre les carcans bourgeois avec le fracas d’une « gifle au goût public ». L’impératif révolutionnaire ne se résume cependant pas à des expérimentations provocatrices, et décide Maïakovski à créer en 1923, dans la lignée du mouvement futuriste, le L.E.F, Front Gauche des Arts, entouré d’écrivains tels que Isaac Babel, Nikolaï Aseev, Sémion Kirsanov, Serge Tretiakov, mais aussi de Sergueï Eisenstein, Dziga Vertov pour le cinéma, de Vsevolod Meyerhold pour le théâtre et de théoriciens de la littérature tels que Victor Chklovski. Les couvertures de la revue sont composées par Alexandre Rodchenko, dont les collages dynamiques de photographies et de caractères, illustrent le rythme tambourinant, chutant puis rebondissant de son ami poète.
Le poète futuriste adopte les codes de l’industrie, de la publicité, pour se fondre dans les métamorphoses de la ville et de ses habitants avec une assurance kilométrique.
Fort de cette communauté, Maïakovski s’engage à corps plein dans l’effort révolutionnaire. Le titan à l’éternel paletot jaune, passe alors ses nuits à peindre de vastes affiches où les couleurs vives le disputent aux caractères épais, ostensibles. La réclame, tout comme la caricature et la satire, est pour le poète un moyen d’innerver le verbe dans l’immédiateté critique du regard, et ce depuis ses premières affiches pour « fenêtre ROSTA », en 1919. Elle éveille chez lui le sentiment d’une disponibilité totale de la poésie à son utilité sociale. Le poète futuriste adopte les codes de l’industrie, de la publicité, pour se fondre dans les métamorphoses de la ville et de ses habitants avec une assurance kilométrique. La nouveauté, au cœur de tout le processus d’avant-garde, fore dans le temps et l’espace un matériau sans cesse transformable. Maïakovski oppose ses mots d’acier à l’or creux des vieilleries esthétiques.
C’est qu’il est « l’ingénieur des âmes », ouvrier des mots comme d’autres se disent maçons. Son « métier » de poète, ainsi qu’il le proclame dans une conférence intitulée « Comment faire des vers » (1926), le conduit à écrire le vaste poème épique 150 000 000 (1920), ode à la révolution communiste mondiale. Par la suite, il compose un vibrant hommage posthume, dédié à Vladimir Ilitch Lénine, par lequel communient deux sacrifices ultimes, celui du révolutionnaire et celui du poète. S’y ajoutent des poèmes effectués avec l’énergie intarissable qui sera la sienne jusqu’au milieu des années 20, tels que La Quatrième internationale, tout entière portée vers le triomphe mondial du communiste.
C’est qu’il est « l’ingénieur des âmes », ouvrier des mots comme d’autres se disent maçons.
Maïakovski, dont l’œuvre ne fut pourtant pas toujours consacrée par le Parti, et en premier lieu par Lénine, tente ainsi de concilier les impératifs de plus en plus pesants de l’esthétique réaliste-socialiste avec sa verve résolument avant-gardiste. Ses nombreuses tournées dans toute l’URSS rendent compte de ses talents d’orateur. Frondeur, il lance à la foule ses rimes. C’est avec elle, et avec elle seulement, qu’il s’estime et se construit comme poète révolutionnaire, au gré des rebuffades, des sifflets comme des tonnerres d’applaudissements qui ponctuent sa voix de stentor.
Le tocsin et la lyre
L’arche de ses pas voit naître, outre les pièces consacrées à la commande sociale, de grands morceaux lyriques et dramatiques. Sa première œuvre, théâtrale, publiée en 1913, s’intitule Vladimir Maïakovski : un hasard d’imprimerie l’aura projeté en héros démesuré de sa propre tragédie. Il y jouera d’ailleurs son rôle ; manière de se consacrer acteur unique et sublime de son histoire tout autant que de l’histoire commune. Ce goût pour la modernité du jeu, pour le mouvement gestuel de la voix, se téléporte dans le cinéma des années 20, auquel il lègue plusieurs scénarios. Certaines pellicules nous sont parvenues, telles que La Demoiselle et le Voyou, où, planté du haut de ses deux mètres, Maïakovski donne la réplique à une jolie institutrice, sourire en coin, cigarette aux lèvres et chapeau vissé sur la tête.
Puis Le Nuage en Pantalon et La flûte des vertèbres voient le jour en 1915, œuvres au lyrisme organique, coiffées de la prime jeunesse, aux désirs violents et impunis. Les vers explosent dans sa bouche, tantôt râpeux, tantôt ronds comme une grenade sanglante et tendre. Le jeune homme jette les métaphores à grandes volées, et ne se rassasie jamais d’hyperboles, qui le figurent immense et dépareillé, dans le cosmos poétique. Son œuvre lyrique, qu’entrecoupe les commandes officielles, s’inscrit dans une déchirure, celle d’un chant rauque contre la vie quotidienne, et sa fadeur grise. C’est, dans la plupart de ses poèmes lyriques, une bête blessée qui s’offre aux regards. Son foie, il le donne en pâture aux chiens. Son cœur, il assiste à sa lacération par les pointes blanches d’une ballerine, Lilia Brick. Il lui dédie la plupart de ses poèmes, tant l’amour est pour lui autant un martyr qu’une résurrection, invoqué douloureusement et jusqu’à la folie, pour espérer créer un peu de lumière là où règne son absence. En jaillit De ceci, certainement son plus bel aveu de faiblesse. A genoux, le colosse débride les vers avec une sincérité quasi enfantine. Passant sous les fenêtres de Lili, s’écroulant contre la porte de son appartement, Volodia, emmuré dans sa solitude, fait cesser les tambours et les clameurs, pour écouter, de dedans, sa confidence.
Le jeune homme jette les métaphores à grandes volées, et ne se rassasie jamais d’hyperboles, qui le figurent immense et dépareillé, dans le cosmos poétique.
La seconde moitié des années 20, couronnée par plusieurs voyages à l’étranger, et en particulier aux Etats-Unis, lui offrent de brèves escapades hors de sa patrie poétique. Deux histoires d’amour, la naissance de sa fille de l’autre côté de l’Atlantique – comme pied de nez à son destin soviétique – ne suffisent pas à combler le doute, insupportable, qu’il est devenu un perroquet du Parti. Dans la lignée de sa pièce Mystère-Bouffe (1919) où il tient un surprenant pari, celui de conjuguer veine comique et éloge révolutionnaire, il écrit successivement la Punaise (1920) puis Les Bains Publics (1929), réquisitoire contre les pusillanimités bureaucratiques, gangrène de la révolution bolchévique. Dans sa dernière pièce, plus que dans aucune autre, il se laisse aller à une amertume franche face à l’immobilisation paresseuse de la Révolution, créature trop vite essoufflée par le poids de ses rouages répressifs. La satire, comme dans temps de ses jeunes révoltes, lui insuffle une juste colère, qui distend le rythme de ses vers.
Parier la vie
La truculence ne le sauve cependant pas tout à fait de ses idéaux, de justice et d’amour partagé. Son dernier recueil « Ça va ! », écrit en l’honneur du 10e anniversaire d’octobre, revient sur les grands combats, les grands froids, les grandes faims qu’exigea la Révolution. Une certaine nostalgie semble émaner de ces souvenirs héroïques, qu’il invoque comme pour raviver l’avenir. Les yeux de Lili, les « yeux-cieux », côtoient la chaleur de roussi et de sueur de la camaraderie. La gloire future, si Maïakovski la chante, répétant que « ça va », et que « ça ira », construit le mythe d’un âge d’or du communisme. Il le chante, tout en regardant en arrière, vers les hivers terribles où « la terre / avec laquelle ensemble on gela, / jamais ne peut s’en rompre l’amour », parce qu’alors ils avaient la gouaille adolescente, et les couvertures du cœur contre les rudesses du temps.
Il en perd la vie, en 1930, d’une balle dans le cœur, sur son divan d’écriture et de songes.
Après avoir quitté le LEF, Maïakovski s’en va rejoindre ceux qu’il a justement honnis, les membres de l’Association des écrivains prolétaires. Lui qui ne fut jamais encarté au Parti, tente, dans un dernier sursaut, de ranimer son adhésion à la cause révolutionnaire. Au sommet de sa gloire, alors qu’il organise une rétrospective de son œuvre, Maïakovski fait face à l’image qu’on a créé de lui, aussi difforme que superbe. Piégé, étourdi, lui qui, avec le futurisme, a incarné « l’homme de l’avenir », s’avoue vaincu. Il donne ainsi raison à son ami et rival, Sergueï Essenine, qui s’est suicidé quelques années plus tôt ; la mort, plutôt que la vie, en réponse au néant.Il en perd la vie, en 1930, d’une balle dans le cœur, sur son divan d’écriture et de songes.
“Le canot de l’amour”
Mais il n’en perd pas la voix, cet organe par lequel il croyait libérer peuples et espoirs.
Que nous reste-t-il de Maïakovski ? Aujourd’hui, 14 avril, la Russie fête l’anniversaire de sa mort. Ne vous fiez pas aux statues élevées en sa mémoire. Sachez qu’il avait en horreur les statues. Ne vous fiez pas à sa trop grande taille, à sa voix trop forte. Sachez qu’il a aimé avec l’ardeur et la délicatesse d’un enfant de son temps, précipité dans les bras de la Révolution. Maïakovski ne chantait que l’amour. C’est en l’amour qu’il voyait un progrès humain. L’amour comme partage, comme sacrifice, et même comme martyr, se mue aujourd’hui en résurrection poétique.
L’amour comme partage, comme sacrifice, et même comme martyr, se mue aujourd’hui en résurrection poétique.
Cette lettre laissée près de lui le jour de sa mort charrie d’un geste sublime, les fureurs du siècle et les promesses futures :
« Le canot de l’amour s’est fracassé contre la vie courante. Comme on dit, l’incident est clos. Je suis quitte avec la vie. N’accusez personne de ma mort. Le défunt a horreur des cancans. Au diable les douleurs, les angoisses et les torts réciproques ! … Soyez Heureux ! ».
Elle répond étrangement à ces fragments de poésie posthume qui se diffusent ainsi :
« Vois,
quelle paix sur l’univers.
La nuit
a imposé au ciel
une servitude de tant
et tant
d’étoiles.
C’est l’heure
où l’on se lève, et où l’on parle
aux siècles,
à l’histoire,
à l’univers… »
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