Florence Seyvos

Florence Seyvos : un beau-père, mille galères

Anna et sa sœur Irène admirent leur beau-père Jacques « comme on admire Napoléon ». Brillant et attachant sur bien des aspects, l’homme fantasque dilapide aussi l’argent de leur mère, impose ses règles absurdes et son comportement franchit parfois la ligne rouge… Imprévisible, sincère ou menteur au gré de son humeur, il est incernable. Quoiqu’il en soit, une belle-fille n’a pas d’autres choix que de vivre avec son beau-père… Mais faut-il l’aimer ou le craindre ? 

Il nous semble avoir entendu cette histoire mille fois : un divorce dans un ménage de classe moyenne, dans les années 1980 où cela commençait à devenir la norme, un étranger qui débarque avec ses gros sabots menaçant le doux équilibre familial. Il s’agit bien du récit, prévisible, de la belle-fille qui croit devoir détester son beau-père par principe mais qui finit par s’attacher à lui, sans même s’en rendre compte. Rassurez-vous, Un perdant magnifique renouvelle le schéma. 

D’abord, le roman de Florence Seyvos est une mine de références culturelles qui envahissent le quotidien de deux adolescentes à cette époque. Un soir, Jacques les emmène à bord de sa R5 alors qu’il a trop bu ; un autre soir, il revient à la maison avec une « machine à écrire électrique », achetée sur un coup de tête. Cette toile de fond se mêle à des références plus intimes, déchiffrables seulement par les membres d’une famille : dans leurs jeux de rôles, Anna « fait semblant de fumer » et « ressemble à Jerry Lewis », tandis que sa sœur Irène « est debout sur une chaise et imite Maria Callas ». Ensuite, le livre porte un regard judicieusement renouvelé sur la situation classique de la famille recomposée. C’est un homme qui fait office de grain de sable, pas une marâtre, dont l’art a depuis toujours largement véhiculé les clichés, façonnant jusque dans la vie réelle une vision parfois injuste et misogyne du délicat rôle de belle-mère…

Enfin, paradoxalement, la peinture d’une situation ordinaire rend attentif à la moindre petite singularité. Telle la commère qui, l’oreille collée à sa porte, écoute une voisine raconter les déboires familiaux d’on-ne-sait quelle cousine éloignée, on mord à l’hameçon. C’est plus fort que nous. Le roman rappelle que malgré les apparences maintenues, chaque famille a ses propres étrangetés, du loufoque le plus inoffensif au plus compromettant. De quoi relativiser.

Une familiarité troublante

Qui a dit qu’ordinaire rimait avec ennui ? Dans Un perdant magnifique défile une succession de photographies familiales intimes, qui rappelleront celles de beaucoup de lecteurs. Et rien ne sert de rappeler que la nostalgie, qu’on attend volontiers d’un livre, ne naît pas des souvenirs les plus rocambolesques. Si les joies et les peines de la famille d’Anna sont similaires aux nôtres, et même très familières, cela les rend d’autant plus envoûtantes. Tout est parfaitement ficelé pour qu’on y croit. Dans ce but, la part belle est faite à la nuance. C’est sans doute la plus belle réussite de l’écriture de Florence Seyvos. Quand une autrice parvient à insuffler la vie à un personnage, qui garde la moindre de ses petites singularités, la magie opère. 

On hésite à tout pardonner à un membre de sa famille, obéissant à la règle tacite des tout-puissants liens du sang.

L’imprévisibilité des agissements des protagonistes et leur personnalité inclassable leur donnent une réalité propre. Il y a la mère, qui n’est ni vraiment généreuse ni vraiment avare. Elle veut faire plaisir à ses proches tout en étant rationnelle sur ce que cela implique, tiraillée entre dépenses et restrictions. Il y a Anna et Irène, deux sœurs fusionnelles, dont un échange de regard suffit à provoquer les plus beaux moments de complicité, comme les disputes les plus intenses. Et bien sûr, il y a Jacques. Anna l’aime, puis le déteste. Elle en est fière, puis en a honte. Le soir, elle refait le monde avec lui : « Nous restions ensemble parfois jusqu’à 2 ou 3 heures du matin, comme si nous avions ouvert une brèche dans la nuit et qu’il nous fallait occuper ce territoire gagné sur un ennemi invisible ». Le lendemain, l’adolescente décortique le moindre de ses agissements et fait ressurgir ses défauts : « C’est exaspérant, s’écriait-il en insistant sur le xas –, mais de toute façon tant de choses l’agaçaient ». Avec lui, on ne sait jamais sur quel pied danser, ni s’il nous embarque au bal des fous ou des manipulateurs…

Tout pardonner à sa famille ?

Mais les fantaisies de Jacques sont-elles de simples coups de folie, les plans bien rodés d’un homme mauvais, ou les symptômes d’une véritable pathologie ? Alors, quand faut-il l’excuser ? C’est la question plus large de la frontière poreuse entre la folie et le mal que pourrait soulever le roman, si on cherchait à réduire son contenu à un sujet « psycho-social », comme cela semble malheureusement inévitable. Depuis sa position de belle-fille adorée, la narratrice ne peut pas se prononcer objectivement sur la dangerosité du comportement de Jacques. Un manque de recul dans lequel chacun peut se reconnaître : on hésite à tout pardonner à un membre de sa famille, obéissant à la règle tacite des tout-puissants liens du sang. Alors, il incombe au lecteur d’en juger. Faut-il faire de Jacques un homme innocemment amoureux, dont les petits débordements font tout le charme, ou bien un homme insensé, malsain, dont les excès sont sources de trop de problèmes pour qu’ils lui soient pardonnés ?

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Si vous attendez du roman une réponse claire (car il y a fort à parier que vous soyez empêtré dans une situation similaire, on connaît tous un Jacques de près ou de loin), passez votre chemin, mais acceptez ces très poétiques clefs de réflexion. Aussi pathétique soit-il, Jacques reste magnifique (en tant que personnage de fiction, octroyons lui de pouvoir se soustraire à notre jugement moral), comme le souligne avec justesse le titre oxymorique. Jacques infuse le roman d’une beauté inévitable, qui naît de ce à quoi l’humanité ne peut décidément pas échapper : l’amour. Sans jamais le formuler, le livre en est imprégné de la première à la dernière page. Des liens indéfectibles lient chaque membre de la petite famille, résistants aux plus catastrophiques des emportements de Jacques. Malheureusement, comme trop souvent, il faut attendre des situations extrêmes pour réaliser à quel point on aime quelqu’un…

Lauréate du prix Goncourt et du Renaudot, scénariste de films, Florence Seyvos n’a plus à faire ses preuves quant à son écriture, sobre mais élégante. Il lui suffit de puiser dans son vécu quelque matériau, pour le sublimer en un roman d’une simplicité captivante, à la fois intime et universel. Dommage qu’il soit si bref : s’attacher à Jacques, ce qui a pris une vie à Anna, nous a seulement pris le temps de lire ce roman…

  • Un perdant magnifique, Florence Seyvos, Éditions de l’Olivier, janvier 2025.
  • Crédit photo : ©Patrice Normand.

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