Dans les bonnes nouvelles qui ont clôturé l’année 2023, il y a indéniablement le livre, Enfance, sorti en novembre et la promesse des deux autres tomes à paraître durant l’année 2024. Nous ne pouvons que remercier cette entreprise des éditions Globe de retraduire l’autobiographie de Tove Ditlevsen, autrice et poétesse danoise du XXe siècle. Un récit terriblement touchant et poétique dont nous attendons la suite avec impatience.
Tove Ditlevsen est une conteuse. Elle nous narre son enfance prolétaire, vivant dans un quartier ouvrier de Copenhague, où elle née en 1917. Le père est communiste, la mère au contraire rejette toute doctrine politique et regarde les livres avec crainte et honte car : « dans les livres, il n’y a que des mensonges ». Tous les personnages, sous le regard de l’enfant, prennent des noms de contes : « Hans la Gale », « Lili la Jolie », sa voisine battue par ses parents surnommée « Raiponce »… Il y a sans doute là la force première de ce récit : Tove Ditlevsen réussit à rappeler à elle sa perception et ses pensées d’enfant, ce regard tout à la fois trouble et clair sur le monde qui l’entoure. Elle ne va pas dans la fioriture, mais énonce clairement ce qu’elle observe, ce qui traversait la petite Tove : tendresse, clarté, fraîcheur mais aussi douleur transparaissent dans l’écriture.
« Je n’ai pas encore six ans et je vais bientôt aller à l’école puisque je sais déjà lire et écrire. Ma mère le clame fièrement à qui veut l’entendre. Elle dit : les enfants des pauvres peuvent aussi en avoir dans la tête. Peut-être qu’elle m’aime quand même un peu ? J’ai avec elle une relation intense, douloureuse et fragile, je suis sans cesse en train de guetter chez elle un signe d’amour. Tout ce que je fais, je le fais pour lui plaire, pour la faire sourire et désamorcer sa colère. »
Tove Ditlevsen nous témoigne de son vécu d’enfant, à la fois en tant que fille, mais particulièrement en tant que fille issue d’un milieu pauvre, dans une famille instable – avec une mère qui la bat, avec un père méprisé par la mère, un père qu’elle désire comprendre – et où la communication n’est pas permise. Tout pèse ; même en dehors du cercle familial, elle découvre de nouvelles dynamiques de pouvoir, le mépris sur elle et sur sa mère qui forment une douloureuse perception du monde.
« La dame me regarde comme si j’étais quelque chose qu’elle venait tout juste de trouver sous une pierre. C’est regrettable, dit-elle avec froideur, nous avons notre propre méthode d’apprentissage de la lecture aux enfants. Le rouge de la honte envahit mes joues comme toujours quand je suis cause d’humiliation pour ma mère. Adieu ma fierté, terminée ma brève joie d’être exceptionnelle. Ma mère s’écarte un peu de moi et dit faiblement : elle a appris toute seule, ce n’est pas notre faute. Je lève les yeux vers elle et je comprends d’un seul coup plusieurs choses : elle est plus petite que les autres dames adultes, plus jeune que les autres mères, et il y a un monde, en dehors de celui de la rue, dont elle a peur. Et quand elle et moi, nous sommes unies par la même peur, elle me tombe dessus. Et tandis que nous nous tenons debout devant cette sorcière, je remarque aussi que les mains de ma mère sentent l’eau de vaisselle. Je déteste cette odeur et tandis que nous quittons l’école sans nous dire un seul mot, mon cœur déborde de ce mélange chaotique de colère, de chagrin et de pitié que depuis ce jour et pendant toute ma vie ma mère ne cessera de susciter en moi. »
L’enfance comme une maladie
Le regard de Tove Ditlevsen sur l’enfance n’est pas doux. L’enfance n’est pas ce moment lumineux de grâce et de légèreté qu’on idéalise souvent, qu’on espère au fond. Mais c’est la maladresse du corps, le jugement des adultes, le malaise, presque même le dégoût de la mère devant sa fille. Pour la narratrice, l’enfance est comme une maladie et c’est une fois devenue adulte que, peut-être, elle pourra espérer recevoir l’amour de sa mère.
« Sombre est l’enfance, elle gémit sans cesse comme un petit animal que l’on a enfermé dans la cave et oublié là. Elle sort de la bouche comme de la buée et elle est tantôt trop petite, tantôt trop grande. Elle n’est jamais à la bonne taille. C’est seulement quand on l’a dépiautée comme une mue que l’on peut l’examiner tranquillement et parler d’elle comme d’une maladie dont on a réussi à guérir. La plupart des adultes affirment qu’ils ont eu une enfance heureuse, et peut-être y croient-ils eux-mêmes, mais moi je n’y crois pas. Je crois seulement qu’ils ont réussi à l’oublier. »
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Les premières amitiés traversent aussi le livre de Tove Ditlevsen. Mais là encore il faut se conformer, ne pas tout dévoiler, pour plaire et être aimée. Comment dire et partager des mots que l’on a écrits sans crainte ? Sans peur de la moquerie et du rejet ? Quand Tove partage à sa grand-mère quelques vers qu’elle a écrits, les faisant passer pour un chant appris à l’école, voilà la grand-mère qui fronce les sourcils car ce n’est pas un beau chant, à savoir : il évoque un amour avant la mariage. Alors il faut garder pour soi, il faut cacher tant bien que mal les carnets de poèmes, lieu fragile du refuge où l’on peut être soi.
La poésie comme refuge et émancipation
Tove Ditlevsen nous inspire puissamment en puisant dans la matière de son enfance et dans son désir déjà immense de devenir poétesse.
Ce n’est pas le premier ni le dernier récit qui évoque, dans le parcours d’une vie, la valeur salvatrice de la poésie. Nous pouvons penser à cette découverte des mots que fait Modesta, encore enfant, dans les premières pages de L’Art de la Joie de Goliarda Sapienza, ou encore à Black Boy de Richard Wright. Mais il est toujours doux et puissant de rappeler cette valeur émancipatrice et vivifiante des mots, de la relire sous un nouveau regard, une nouvelle plume. De la défendre aussi. Il est évidemment inspirant de tenir entre ses mains le livre d’une femme à qui il a été dit que son seul rôle était de se marier et d’avoir des enfants, à qui on a ri au nez en disant qu’« une fille ne peut pas devenir poète ».
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« Un jour, j’écrirai tous les mots qui déferlent en moi. Un jour, d’autres personnes les liront dans un livre et s’étonneront qu’une fille aussi puisse devenir poète. […] Je suis en deuxième année d’école primaire et je veux écrire des psaumes, parce que c’est ce que je trouve le plus beau. Le premier jour de classe, nous avons chanté : Grâces vous soient rendues, Seigneur, de nous avoir un si doux sommeil accordé — et quand nous en sommes arrivés à « gai comme un pinson, rapide comme un poisson, le soleil du matin brille derrière la vitre », j’ai été si heureuse et bouleversée que j’ai fondu en larmes, […]. »
Tove Ditlevsen trouve en l’acte poétique, écrit comme vécu, une liberté et une joie profondes. Elle peut s’imaginer des histoires d’amour, elle peut exprimer ses chagrins d’enfant, et surtout découvrir le plaisir d’un mot qui bouleverse, qui amuse, qui suscite en elle une émotion sincère et puissante, qui agrandit l’espace en soi. Ce n’est pas sans rappeler ce que dit si bien Bachelard dans l’introduction de La Poétique de l’espace, lorsqu’il parle du retentissement d’une image, de son écho profond, nouveau et ample, et de la liberté qui l’accompagne irrémédiablement. Sans oublier la joie.
Ainsi, Tove Ditlevsen nous inspire puissamment, en puisant dans la matière de son enfance et dans son désir déjà immense de devenir poétesse. Elle rappelle à nous cette enfance maladroite, douloureuse, et en effet cette lecture n’est pas toujours confortable. Mais elle nous rappelle aussi que la poésie est une liberté à prendre, à chérir et à protéger. Et qu’elle a cette fraîcheur, même dans les vers les plus mélancoliques, « [d’apaiser] le chagrin de [notre] cœur en souffrance ».
Références
- Tove DITLEVSEN, La Trilogie de Copenhague, tome 1 : Enfance, trad. Christine Berlioz et Laila Flink Thullesen, Globe, 2023.
- Goliarda SAPIENZA, L’Art de la Joie, trad. Nathalie Castagné, Le Tripode, 2016.
- Richard WRIGHT, Black Boy, trad. Marcel DUHAMEL, Folio, 1974.
- Gaston BACHELARD, La Poétique de l’espace, PUF, 1994.
Crédit photo : © TT News Agency : TT NYHETSBYRÅN
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