Thomas Flahaut

Thomas Flahaut : Tu peux quitter le quartier… 

À la fois points d’attachement et de répulsion, les paysages d’enfance restent souvent des lieux de mémoires contrastés dont on s’émancipe rarement sans souffrances. Cela fait partie de la vie. Il n’est pas nécessaire d’en faire toute une histoire. Mieux vaut en faire un recueil, à l’instar de Thomas Flahaut avec Bleu Laguna.

Bleu Laguna, Thomas Flahaut

Ce qu’ils appellent « la zone » n’est ni un concept, ni un espace mais une réalité qu’il faut avoir vécue pour pouvoir l’exprimer. Tout le monde n’a pas la chance de grandir à Paris. Thomas Flahaut, lui, est originaire du Doubs ; ce département frontalier que jadis le général Johann August Suter dans L’Or de Cendrars traversait pour faire fortune en Californie. Cent ans plus tard ce n’est plus outre-Atlantique mais vers l’Helvétie que l’on se dirige : « La frontière suisse larve, invisible, entre les deux Jura. Sous les sapins, les étangs et les montagnes, elle se glisse comme une taupe. Les motos des ouvriers frontaliers filant dans la nuit la percent en mille endroits, la franchissent, l’écrasent ».

Dans le temps des machines

C’est qu’en Suisse, il y a des usines, donc du travail. Même si celui évoqué par Flahaut est plutôt répétitif : « des bobines / des stators / des bobines / des stators / des bobines / des stators / des bobines / des stators / et toi peut-être / quelque part / dans une pause / un mouvement / retenu / de la chaîne / dans une panne / un espace possible / de temps / de rêve entre / des bobines / des stators / des bobines / des stators ».

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Se situant volontairement dans le sillage d’auteur et d’autrices ayant écrit sur les conditions de travail en atelier tels que « Robert Linhart, Leslie Kaplan, François Bon et Thierry Metz » (auxquels il faudrait ajouter Joseph Ponthus), Flahaut reprend et développe l’imaginaire d’une classe ouvrière en pleine mutation qui avait déjà fait la force de ces premiers romans : Ostwald (2012), Les Nuits d’été (2020). Plus encore que ces deux ouvrages précédents, Bleu Laguna se distingue par une prosodie, par un rythme (l’auteur parle de « syntaxe ») davantage inspirés par le rap que par un Alfred du Musset, par exemple. Ce n’est dès lors pas un hasard si le recueil porte en exergue une ligne du rappeur Népal – d’ailleurs né à Paris. 

Comme un chien à sa laisse

Or, avant de « s’usiner », il y a toute une adolescence, toute une enfance, et même tout un héritage familial et social à surmonter. C’est en tout cas ce que Bleu Laguna tente de démontrer. Les textes du recueil fonctionnent en effet comme les éclats épars d’un récit chronologique mettant en évidence différents souvenirs (auto)biographiques. Souvenir des parents : « mon premier souvenir c’est Papa et Maman / après la crue de la rivière Allan / dans le parc du Près-la-Rose détrempé encore » ; souvenir de la voiture familiale : « Papa lui s’en bat les couilles / il va à l’usine / fabriquer des pièces pour Peugeot / mais il va à l’usine / en Renault Laguna » ; souvenir de paysage aussi : « le ciel d’ici se tasse tant / sur la montagne que les nuages restent / longtemps / longtemps ». 

“Or, avant de « s’usiner », il y a toute une adolescence, toute une enfance, et même tout un héritage familial et social à surmonter.”

S’y ajoutent des réminiscences plus ouvertement générationnelles que les enfants des années 1990 et 2000 décoderont facilement : « tous les lieux que tu as un jour aimés ou haïs / deviendront un jour suivant des Basic-Fit » ; « un poème qui tremble au démarrage / […] comme grelottent les dés de fourrure synthétique accrochés au rétro des 205 » ; « ce que le Baron ne voyait pas / c’est qu’on puisait / dans la canette jaune à nos lèvres jeunes / toute l’énergie toute / la taurine toute / la caféine pour / voir ce que le Baron ne voyait pas ».

Loi de la gravité universelle

Plus émancipatoire que mémorial, Bleu Laguna contient aussi une importante strate narrative sur le long et parfois douloureux processus de l’affranchissement  : « Je retourne toujours / à la Zone / mes fantômes sont là » lit-on par exemple. Ces fantômes s’avèrent être des chimères aux enjeux multiples. Il y a d’abord ceux d’inspiration géographique : « j’aime pas la montagne / à chaque fois que je monte j’attends / de la trouver très belle ou très sinistre / mais je la trouve juste là / à sa pauvre place de montagne ». Puis ceux renvoyant à la sociologie, avec l’idée d’une ascension sociale par les mots, certes, mais constamment entravée par le poids des origines : « au jury de la bourse littéraire on m’a pris pour / un homme des bois un vrai homme / des montagnes / (on m’a donné les sous) ». Enfin, d’Air Max en bécane, de squares en terrains vagues, se dessine en filigrane des pages le parcours intime achevé par l’auteur jusqu’à la sortie de ses Nuits d’été. C’est d’ailleurs en complément de celles-ci qu’il faut lire Bleu Laguna.

  • Bleu Laguna, Thomas Flahaut, Le Castor Astral, 2025.
  • Crédit photo : © Lucas Dubuis

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