The Grill part d’une prémisse percutante : condenser l’enfer du capitalisme tardif dans le microcosme d’une cuisine d’un grand restaurant de Times Square. Mais si l’intention est prometteuse, la mise en scène l’écrase sous une hystérie fabriquée, où l’esthétisation outrancière étouffe plus qu’elle ne révèle. Accumulant les tics les plus agaçants d’un Aronofsky ou d’un Iñárritu, le film sombre dans la manipulation grossière.
Dès l’ouverture de The Grill, une citation de Thoreau annonce la couleur : « le monde est un carrousel d’affaires ». Une adolescente mexicaine débarque dans un New York chaotique à la recherche de Pedro, un ami travaillant dans un restaurant. Un sans-abri lui souffle que « Times Square n’a pas de coin, on y tourne en rond », scellant d’emblée la fatalité de son parcours. Lorsqu’elle atteint enfin la cuisine où travaille son ami, le réalisateur Alonso Ruizpalacios insiste sur l’aspect labyrinthique du lieu avec un plan-séquence interminable, soulignant à l’excès l’étouffement ambiant.
Là, elle croise une femme venue pour un entretien d’embauche, qui l’accueille avec une hostilité immédiate. Peu après, l’intervieweur la convoque dans son bureau et semble la jauger avec une insistance malsaine. Un gros plan sur son ventre proéminent, contrastant avec la silhouette crispée de la jeune fille, résume la brutalité du dispositif : tout ici est souligné, martelé, sans la moindre nuance. Cette violence latente, exacerbée par une mise en scène sans tact, ne faiblit pas durant les deux heures que dure ce bras de fer oppressant.
Une tour de Babel en surchauffe
Ruizpalacios conçoit la cuisine comme une tour de Babel où l’anglais écrase les autres langues, métaphore d’un pays fondé sur le brassage des nationalités mais perverti par une logique nationaliste en contradiction avec ses origines. Ce microcosme usinier, qui semble pire encore que l’aliénation de la révolution industrielle, pousse ses occupants à l’épuisement et au délire. La mise en scène cherche à en restituer la fièvre : tout semble se produire simultanément, noyant le spectateur dans un chaos qui confine paradoxalement à une forme de léthargie. À force d’excès, l’esthétique frénétique du film s’épuise peu à peu, jusqu’à l’asphyxie.
À l’image du capitalisme qu’il dénonce, le film obéit à une seule logique : celle de la surenchère. Son discours pesant s’alourdit à mesure que les artifices s’accumulent, soulignant chaque idée avec une insistance presque burlesque. Une bière ouverte ? Elle déborde forcément. Un échange entre personnages ? Il se transforme en cris. Un mouvement ? Il dégénère immédiatement en course. Dans une séquence clé, un long travelling d’une crudité tapageuse montre un distributeur de cherry coke déborder jusqu’à inonder la cuisine entière. Ce n’est plus de la mise en scène, mais une démonstration technique onaniste, aussi grossière que démonstrative. Incapable de contenir ses intentions, le film s’abandonne aux effets les plus voyants, sombrant dans un carnaval d’excès aussi bruyant que stérile.
Ruizpalacios érige cette hystérie maximaliste non seulement par une dramaturgie manipulatrice, mais aussi par une débauche d’artifices visuels et sonores : variations de ratio, noir et blanc ostentatoire, effets musicaux stridents et recours appuyé à l’« effet Wong Kar-Wai », cette combinaison de baisse de fréquence d’images par seconde et d’obturateur modifié qui génère un flou saccadé, censé traduire l’aliénation de ces personnages.
“Submergé sous un flot d’artifices, le spectateur ne pense plus ; il subit.”
Comme si cette vulgarité ne suffisait pas, le film tente parfois de bifurquer vers l’intime, notamment dans une scène d’une laideur inouïe : un noir et blanc soudain teinté d’un bleu artificiel, tandis que la serveuse incarnée par Rooney Mara livre un monologue sur ses crises nocturnes en masturbant Pedro, le personnage joué par Raúl Briones. La séquence culmine sur une éjaculation sur un morceau de bœuf mort – et si cette description semble déjà indigeste, sa mise en image l’est encore plus.
À ces outrances s’ajoutent des allégories grossières sur la déshumanisation du capitalisme tardif, comme ce moment où Pedro dépense 39,5 dollars de son maigre salaire pour offrir un homard à un mendiant – rappel absurde que ce crustacé, autrefois nourriture des pauvres, est devenu un mets de luxe.
Dans une ultime surenchère, le film s’achève sur une séquence horrifique : la machine recevant les commandes se brise, mais continue sans relâche de faire affluer de nouvelles requêtes. Ruizpalacios insiste lourdement sur cette lumière verte qui brise le monochrome, soulignant l’absurdité d’un système qui dysfonctionne tout en s’emballant. Une métaphore du capitalisme fou qui, ironie involontaire, s’applique tout autant à ce cinéma : un produit clinquant, bruyant, incapable de canaliser sa pensée, et qui ne livre en fin de compte qu’un spectacle criard, vide de toute véritable réflexion.
Le cinéma dans le capitalisme tardif
Le philosophe Slavoj Žižek a une formule qui semble s’appliquer parfaitement à l’exercice poisseux de Ruizpalacios : « Le capitalisme a une capacité unique à absorber et à commercialiser même ses propres critiques. » The Grill suit précisément cette logique : une manipulation superficielle où l’excès d’informations et d’effets étouffe toute possibilité de réflexion. Submergé sous un flot d’artifices, le spectateur ne pense plus ; il subit. Le cinéma devient une vidéo TikTok.
Ce film d’auteur n’est qu’un produit de plus dans la mécanique marchande du cinéma contemporain, nous rendant, paradoxalement, encore plus esclaves de cette industrie qu’il prétend dénoncer. C’est un film qui n’offre rien d’autre que des clichés visuels prémâchés, recyclés sous un vernis de nouveauté prétendument subversive, mais parfaitement calibrée pour rester acceptable.
Mais cette approche ne choque pas par la pertinence de son propos ni par la radicalité de sa critique. Elle choque par son exhibitionnisme hystérique, par son surlignage constant, par son goût du fracas. Ici l’art ne sert plus de regard critique : il devient une arme du système qu’il prétend combattre.
Pour offrir une véritable réflexion, il aurait fallu briser cette mécanique de chocs populistes et s’intéresser réellement à l’organisation sociale et politique de cette cuisine, au-delà de son enfer apparent. Mais Ruizpalacios préfère le délire plastifié de ce capitalisme qu’il feint d’abhorrer, s’y engouffrant sans la moindre distance, jusqu’à y étouffer toute possibilité de réflexion.
En fin de compte, The Grill n’est pas tant une critique du capitalisme tardif qu’un de ses symptômes. Il se consume dans l’hystérie qu’il prétend dénoncer, s’engouffre dans la surenchère jusqu’à devenir une parodie de lui-même. C’est une cocotte-minute sans soupape : la pression monte, le bruit s’intensifie, et quand vient enfin l’explosion, il ne reste qu’un écran noir et une salle qui se vide, avec des spectateurs qui viennent de regarder rien de plus qu’un produit aussi consommable qu’oubliable.
- The Grill, un film de Alonso Ruizpalacios, avec Raúl Briones et Rooney Mara. En salles le 2 avril.
- Crédits photo : ©Jorge Luis Linares Martinez. Zona Cero Cine 2023.
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