Alizée Vincent

Alizée Vincent : Soeurs de vécu (survécues)

Sœurs de plainte d’Alizée Vincent nous contraint à pousser la porte d’un commissariat et à entendre la voix des victimes s’accumuler, une voix souvent écrasée par le poids de la justice et des médias, mais qui trouve aussi un espace de résonance parmi celles qui ont vécu le même traumatisme. Ces voix ne se réclament ni de l’amitié ni de la solidarité militante, mais se construisent grâce à un lien brut, viscéral, entre co-victimes. Il ne s’agit pas ici d’une simple enquête journalistique, car Alizée Vincent met à nu des réalités bien plus complexes et nuancées, en dressant le portrait d’une communauté à la fois déchirée par la souffrance et unie par la reconnaissance d’une histoire et de douleurs communes.

Vincent nous expose, dès le début, à la dure réalité des affaires médiatisées, comme celle de Patrick Poivre d’Arvor (PPDA). L’ouvrage commence sur ce terrain explosif où les plaignantes deviennent des pions dans une guerre d’opinions et de batailles médiatiques. Face à cette violente relatée, l’auteur interroge la manière dont les récits des victimes sont manipulés, diffusés et souvent vidés de leur sens au profit du scandale. C’est là une vérité glaçante qu’Alizée Vincent montre sans détour : les femmes qui dénoncent sont souvent reléguées au second plan, leur témoignage devient outil de débat public.

 « Certaines – pas toutes – sont outrées. Effondrées même. L’une me confie plus tard qu’elle n’aurait pas porté plainte si elle avait su qu’il y avait le moindre risque que des journalistes publient le récit qu’elle a livré aux autorités ». Ce moment expose crûment la dissociation entre la parole intime des victimes et son instrumentalisation par des forces extérieures. La plainte, qui devait être une voie vers la réparation, devient au contraire une arme retournée contre celles qui l’ont déposée. La force de ce passage réside dans sa simplicité glaçante : une décision de justice, un reportage, et la vie d’une femme qui s’écroule sous le poids de cette médiatisation. 

Les institutions face à la sororité de la plainte

L’injustice systémique liée à la pluralité des victimes est soulignée avec une force particulière : qu’il y ait une ou cinquante victimes, la loi française reste aveugle à la sérialité des crimes sexuels. Comme l’explique Alice Géraud dans son thread du 8 mars 2023 sur X : « Aujourd’hui, la peine maximale de prison pour un violeur est indifférente au nombre de ses victimes. Qu’un homme ait violé deux, trois ou cinquante personnes, il encourra la même peine. Vingt ans pour des viols aggravés. » Cette absurdité reflète un « impensé juridique », une absence de prise en compte qui transforme la justice en « machine à fabriquer de l’impunité. » Un homme qui multiplie les agressions « ne risquera pas plus devant la justice », et les vies détruites se fondent dans une abstraction, n’existant plus qu’à travers une peine unique. En sœurs de plainte, elles ne deviennent qu’une seule entité, leur bourreau ne pouvant être condamné pour l’intégralité et la sérialité de ses actes.

La quête de justice transparaît, accompagnée de toutes ses difficultés : en réalité, les femmes se heurtent à des institutions froides et souvent indifférentes. « Ce n’est pas vous qui êtes classée sans suite. C’est le dossier qui l’est. » La justice, telle qu’elle est décrite ici, est une machine qui broie les récits en les recevant, les réduisant alors à de simples numéros de dossiers. 

Le livre se veut alors exploration de cette déshumanisation constante, de cette douleur qui découle non seulement des crimes eux-mêmes, mais aussi du processus judiciaire qui suit, dans ce qui apparaît alors comme une double peine. 

La naissance d’une sororité de survivance

Au cœur de l’ouvrage, Vincent s’attarde sur la dynamique profondément humaine des co-victimes. Cette sororité étrange, née de la douleur partagée, devient un moteur puissant pour la survie émotionnelle des victimes. Mais cette sororité est partagée, et loin de n’être qu’une alliance bienveillante. Elle est traversée par la culpabilité, la colère, parfois même la jalousie. Ces femmes, unies dans leur dénonciation d’un même agresseur, se trouvent confrontées à la douleur des autres et, en reflet, à leur propre douleur.

Clara, l’une des voix importantes du livre, raconte à Vincent son propre traumatisme, avec cette distance qui semble être le résultat d’années de refoulement. Ce moment, où une victime reconnaît sa douleur à travers le témoignage d’une autre, marque une rupture : « Grâce aux co-victimes, “j’ai compris que je n’étais pas folle”. » C’est là une forme de réappropriation de soi, une reconnaissance du vécu que la société avait tenté d’effacer.

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Mais ce lien entre co-victimes est aussi teinté d’une culpabilité presque tacite, sournoise, souvent à peine évoquée mais omniprésente. Vincent explore cette idée avec une grande acuité, notamment lorsque Clara raconte qu’elle a longtemps hésité à partager son histoire avec Alizée, de peur de « rajouter une couche » à la douleur de l’autre. La reconnaissance mutuelle devient ici une sorte de fardeau partagé. Les survivantes ne se soutiennent pas uniquement ; elles portent, chacune à leur manière, une partie du poids des autres. Cette sororité, bien que vitale pour la reconstruction, n’est donc pas sans ambiguïté. « Le mot reconnaissance me semble être l’un des plus importants pour parler des sœurs de plainte ». La reconnaissance est ici double : elle est à la fois la prise de conscience du traumatisme et la reconnaissance mutuelle entre survivantes. Mais elle peut aussi être douloureuse, car se reconnaître dans l’autre, c’est aussi pouvoir, devoir, revivre son propre traumatisme.

Le paradoxe de la réparation : entre solidarité et solitude

En fin d’ouvrage, Vincent aborde un thème particulièrement complexe : la réparation. Si la justice échoue souvent à rendre une réparation pleine et entière, c’est dans les liens entre co-victimes que se trouve une forme de guérison. Mais cette réparation n’est jamais complète. Elle est fragile, imparfaite, et dépend largement de la capacité de chaque femme à supporter la souffrance des autres.

La restitution des retrouvailles des survivantes de l’affaire Girard, un prêtre accusé de pédocriminalité, est un moment clé du livre, car cette réunion, qui se voulait un moment de réparation collective, est marquée par une profonde ambivalence : « Les filles de Loctudy sont là. Avec les gars, cela donne une grosse vingtaine de personnes, étalées le long du mur de pierres ». Ce n’est pas un moment de triomphe ou de guérison absolue, mais de confrontation avec soi-même, avec l’histoire collective et avec la violence de ce passé.

Il n’existerait pas alors de remède miracle, capable d’injecter une réconciliation de l’individu avec lui-même. Comme la justice, elle semble souvent hors de portée : les victimes ne peuvent attendre du système qu’il les guérisse entièrement. Vincent le reconnaît : « L’absence de conclusion claire de mes sources judiciaires et la décision de la justice me concernant ressemblent à une impasse. » Pas de fin heureuse ici, juste une continuité, une quête interminable pour la vérité et la reconnaissance.

Pourtant, malgré cette impasse apparente, de cet ouvrage émane une force vitale, un espoir qui survit aux difficultés politiques, judiciaires et sociales. En effet, la reconnaissance entre co-victimes, bien que douloureuse, offre effectivement une forme de rédemption. Autrement dit, si ce n’est pas la justice qui répare, ce sera alors les liens tissés entre celles qui ont survécu. « Ce que Clara a fait de plus beau : depuis son irruption, j’ai retrouvé le régal des pâtisseries orientales et du goût défendu. » Cette anecdote apparemment anodine, symbolise pourtant le retour à la vie, à une forme de normalité. Alors, la survie ne passe pas par les tribunaux, mais par ces petites victoires, par cette capacité à se retrouver dans la banalité du quotidien, même après avoir été brisée.

Le livre se veut alors exploration de cette déshumanisation constante, de cette douleur qui découle non seulement des crimes eux-mêmes, mais aussi du processus judiciaire qui suit, dans ce qui apparaît alors comme une double peine. 

Sœurs de plainte d’Alizée Vincent s’impose comme une œuvre journalistique d’une rare intensité, refusant catégoriquement toute simplification des récits de violence et rejetant l’illusion d’une guérison due ou universelle. L’autrice entreprend ici, grâce à sa cohérence et à son travail journalistique, de démêler les récits de survivantes, dévoilant la réalité même de leurs expériences, marquées par des luttes contre des systèmes d’oppression multiples. Elle éclaire la manière dont ces récits individuels, malgré leur singularité, sont inexorablement emportés dans des dynamiques systémiques, sociales et institutionnelles qui échappent à celles qui les portent, rendant la quête de justice à la fois urgente et terriblement incertaine. Ses observations se font donc scalpel, disséquant les contradictions des structures judiciaires, l’opacité des récits médiatiques et la manière dont les histoires individuelles se transforment, se diluent et se réapproprient dans le collectif, souvent aux dépens des vérités personnelles. Pour autant, Sœurs de plainte ne se limite pas à cette exploration implacable de la souffrance et de la désillusion. Loin d’être un exposé des traumatismes, il dévoile en filigrane une autre voie : celle de la résilience forgée non pas dans l’oubli ou la guérison unilatérale, mais dans la puissance fragile des liens tissés entre les survivantes. C’est dans cette sororité accidentée, marquée par les failles de la douleur partagée, que se trouve une force inattendue. Ensemble, ces femmes ne parviennent peut-être pas à éradiquer leurs blessures, mais à créer une vérité collective qui redonne du sens à leur combat. Elles se reconstruisent à travers les autres, dans une sorte de réconciliation bancale avec elles-mêmes et avec le monde, sachant que cette vérité, bien que partielle et fragmentaire, est leur force la plus précieuse et salvatrice.

  • Sœurs de plainte, Alizée Vincent, Éditions Stock, 2024.
  • Crédit photos : ©Astrid-di-Crollalanza

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