Née au début du XXᵉ siècle, contemporaine de Jean-Paul Sartre, Raymond Aron, Hannah Arendt, Maurice Merleau-Ponty et Simone de Beauvoir, Simone Weil lègue à sa mort une œuvre considérable, marquée par un engagement intellectuel et social empreint de réflexions spirituelles et philosophiques. Si elle est une écrivaine révolutionnaire et engagée, marxiste et disciple d’Alain, la trajectoire religieuse et mystique que prennent sa vie et ses écrits au moment où elle dit avoir fait la rencontre du Christ peuvent être difficiles à cerner et à comprendre.
Décrite par Albert Camus comme « le seul grand esprit de notre temps », Simone Weil (3 février 1909 – 24 août 1943) est reçue septième à l’agrégation de philosophie en 1931. À 22 ans, elle commence sa carrière de professeure avant de s’interrompre et d’enseigner par intermittence à partir de 1930 pour des raisons de santé et pour se consacrer à l’activisme politique. C’est ainsi qu’elle est amenée à participer au mouvement syndical, à prendre le parti des anarchistes connus sous le nom de colonne Durruti pendant la guerre civile espagnole et à passer plus d’un an à travailler comme ouvrière, chez Alstom, puis chez Renault, afin de mieux comprendre l’oppression subie par la classe ouvrière.
Adoptant une voie inhabituelle parmi les intellectuels de gauche du XXᵉ siècle, elle devient plus religieuse et plus encline au mysticisme à mesure que sa vie progresse. Née en 1909 dans une famille juive agnostique, elle a développé très tôt une sensibilité aux questions de justice sociale et une profonde empathie pour les souffrances des autres. Ces préoccupations sociales lui permettent d’éclairer sa pensée mystique : celle qui fait du malheur et de la souffrance des « invisibles » – c’est ainsi qu’elle désigne les travailleurs des usines – le lieu d’une vérité transfiguratrice et salvatrice. Solidaire, comme toujours, des combattants, elle s’engage à la fin de sa vie auprès de la France libre et consacre toutes ses forces à la rédaction d’une « Déclaration des droits de la personne » qui lui a été confiée par ses supérieurs et qui deviendra, en 1949, L’Enracinement. Seulement, Simone Weil s’affaiblit en se privant de ses tickets d’alimentation qu’elle donne aux combattants et se retrouve hospitalisée à Ashford où elle meurt d’inanition le 24 août 1943, à 34 ans.
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Une philosophe à la rencontre du réel
Bien que la pensée de Simone Weil soit loin de se réduire au temps qui l’a vue naître, elle gagne à être replacée dans le cadre général de son époque : le lendemain de la Grande Guerre, la révolution bolchévique, l’arrivée au pouvoir des fascismes, la guerre d’Espagne et la violence sociale et politique du modèle fordiste et de l’industrialisation de masse. Il s’agit en somme d’une période particulièrement agitée et tendue et dont il faut noter le décalage avec les systèmes philosophiques dominants. Il est en effet rare à cette époque de rencontrer des philosophes dans les rues ou à l’usine. Ce n’est pas le cas de Simone Weil dont la courte mais intense vie est marquée par la démarche très exigeante de faire l’épreuve de la réalité misérable de la condition humaine. Cette expérience du réel, dans sa vérité qui est celle de la rencontre, s’oppose à une conception théorique et abstraite de la réalité. Simone Weil reprochera d’ailleurs aux théoriciens révolutionnaires, en particulier les chefs bolchéviques, de « n’avoir jamais mis les pieds dans une usine », soulignant que la vérité de l’oppression sociale lui a été révélée au contact de la classe ouvrière.
Son expérience de huit mois comme ouvrière sur presse chez Alstom, puis chez Renault en tant que fraiseuse, à partir de septembre 1934, est l’occasion d’échapper à un « monde d’abstraction » et de faire l’expérience de la servitude des « invisibles ». Une expérience qui donnera lieu à des considérations fines et profondes, d’une grande originalité, où l’approche théorique n’est jamais disjointe de la pratique, qui paraîtront sous le titre de La Condition ouvrière en 1951.
Ce que découvre Simone Weil à l’usine, c’est d’abord la « vie réelle », et « les hommes réels, bons ou mauvais, mais d’une bonté ou d’une méchanceté véritable ». C’est aussi la découverte d’une certaine forme de malheur. Il ne s’agit pas d’un malheur spéculatif ou contemplatif, mais celui qui contient une vérité qui se révèle au contact de la réalité. Car cette réalité, c’est celle de la fatigue morale et physique, des humiliations, de la perte de toute dignité dans cette machine implacable qui est celle de la « contrainte brutale et quotidienne » du labeur, mais qui est aussi celle que les Grecs nommaient destin.
« Le malheur des autres est entré dans ma chair et dans mon âme. »
C’est au cœur de cette souffrance que se situe la possibilité d’ouvrir l’individu à plus que lui-même
Pour Simone Weil, c’est au cœur de cette souffrance – de l’oppression, celle qui donne l’impression de ne compter pour rien – que se situe la possibilité d’ouvrir l’individu à plus que lui-même. Car le malheur, tel qu’il est éprouvé à l’usine, est une expérience qui emprisonne le corps mais libère l’âme. Il s’agit d’un levier, d’une mécanique spirituelle qui transfigure la pesanteur en grâce. La douleur, c’est aussi une expérience de l’autre, c’est-à-dire du réel. Elle parle en effet d’une « voie » du malheur : celle qui dès lors que la douleur est offerte et consentie, permet d’affirmer que notre rapport au monde et à nous-même est marqué par la blessure de l’altérité. Il y a en effet pour Weil une non-coïncidence fondamentale dans le rapport au monde et à soi, en particulier lorsque nous désirons. Le désir, qui croit culminer dans un mouvement de fusion avec l’autre, ne peut en réalité que s’exprimer sur le mode du combat et de la séparation. Elle écrit à ce sujet : « Les amants ne feront jamais un et Narcisse sera toujours deux ». L’amour, le désir sont marqués de cette distance fondamentale qui fait que l’on doive consentir à l’altérité de l’être aimé, car la fusion entraînerait la perte de ce dernier. Le malheur, en somme, sert à nous rendre compte de l’impossibilité de nos désirs et nous aide à sortir du moi. C’est une voie qui est le point de départ d’une prise de conscience de notre condition et qui permet de comprendre que le réel est autre que l’idée que nous nous en faisions. L’homme sort alors de la rêverie, qui est pour elle « la racine du mal » et se confronte au « vrai rapport des choses ». Le travail et la souffrance physique deviennent alors transfiguration (qu’elle identifie à l’image de l’Eucharistie), peut-être même une forme de salut de l’âme humaine.
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La rencontre avec le Christ : la trajectoire spirituelle
D’un héritage agnostique, ce qui prédispose Simone Weil à l’idée de Dieu est peut-être son étude de Platon et de l’histoire des religions dans laquelle elle se plonge dans les rares moments où elle n’est pas accablée par d’épouvantables migraines. L’idée du Bien, de Beauté et de Vérité ne sont pas loin, mais demeurent longtemps pour elle des concepts dont elle préfère se détourner en vertu de son engagement pour les plus opprimés. Seulement, trois événements de sa vie vont l’ébranler et révéler l’inspiration chrétienne qu’elle déclare plus tard avoir toujours senti en elle. Le premier a lieu en 1935 au Portugal où elle se trouve émerveillée devant une procession de femmes et prend conscience qu’elle pourrait appartenir à la religion des « pauvres » et des « esclaves » qu’est le christianisme. Le deuxième a lieu à Assise, en 1937. Mue par une force inconnue, elle se met à s’agenouiller devant le lieu sacré où Saint-François priait. Mais c’est en 1938 qu’a lieu la véritable rencontre avec le Christ, une rencontre qui affole ses sens et sa raison, qui redéploie son appétit philosophique dans un autre sens.
« Je peux dire que dans toute ma vie je n’ai jamais à aucun moment cherché Dieu. Comme je vous l’ai décrit, le Christ est descendu lui-même et m’a prise. Dans les raisonnements sur l’insolubilité du problème de Dieu je n’avais pas prévu la possibilité de cela, d’un contact réel, ici-bas, entre un être humain et Dieu. J’avais entendu vaguement des choses de ce genre mais je n’y avais jamais cru. »
« J’ai découvert le poème dont je vous ai trouvé une traduction malheureusement insuffisante. Celui qui est intitulé “Amour”. Souvent, au moment culminant des crises de maux de tête, je me suis exercée à le réciter et en appliquant toute mon attention et en adhérant de toute mon âme à la tendresse qui l’enferme. Je croyais le réciter seulement comme un beau poème, mais à son insu, cette récitation avait la vertu d’une prière. C’est au cours d’une de ces récitations, comme je vous l’ai dit, que le Christ lui-même est descendu et m’a prise. »
C’est la lecture – faite dans la douleur insoutenable de la migraine – du poème « Love » de George Herbert qui lui donne le sentiment que le Christ est présent sous la forme d’une « présence plus personnelle, plus certaine, plus réelle que celle d’un être humain ». C’est à partir de cette expérience spirituelle que le mystère de la souffrance qui convertit le mal en joie et en extase devient le motif principal de son existence et de ses écrits.
Grâce au Père Joseph-Marie Perrin et à Gustave Thibon avec qui elle discute et correspond, son autobiographie spirituelle a vu le jour. Attente de Dieu, qui est un recueil de lettres écrites par Simone Weil de janvier à mai 1942, au père Perrin, est publié pour la première fois en 1950. Thibon fait publier en 1947 les cahiers qu’elle lui a confiés avant de quitter la France sous le titre de La Pesanteur et la Grâce. Ces textes donnent une idée de l’attitude spirituelle et de l’expérience intérieure de Simone Weil : quête de pureté, de vérité et d’amour, « intuitions pré-chrétiennes » et hésitations devant le baptême, mais aussi une forme de mépris pour le corps et la vie incarnée, le désir et le temps.
« Que mon corps soit un instrument de supplice et de mort pour tout ce qui est médiocre dans mon âme. »
Animée par une soif d’absolu, Simone Weil n’a pourtant jamais manqué de méthode et de rationalisme
Raison, foi et croyance : au-delà du paradoxe
Animée par une soif d’absolu, Simone Weil n’a pourtant jamais manqué de méthode et de rationalisme, même lorsqu’elle s’intéresse à ce qui est par nature irrationnel et inaltérable. Héritière de Platon et de Marx, la philosophe a toujours été portée par l’idée d’un bien et d’une justice, tout en reconnaissant que les conditions matérielles de l’existence compliquent l’avènement ou l’accès à ce bien. Or, sa trajectoire spirituelle change radicalement sa philosophie, l’amenant à postuler l’existence d’un amour divin et éternel qui est celui que Dieu nous donne. En réalité, ce qui permet à Simone Weil d’apporter de la cohérence entre ses idéaux sociaux et politiques et sa croyance religieuse est la recherche de la faille, de la blessure, de la part d’irrationnel qu’il existe dans tout ordre (qu’il s’agisse d’un ordre social ou politique, d’un équilibre dans la nature, ou de ce qui nous constitue en tant qu’être humain : nos désirs, nos pensées, nos motivations). Elle postule que dans chaque système, le plus rationnel qu’il soit, il y a toujours une sorte d’inconnu, d’invraisemblable qui vient blesser cet ordre pour l’ouvrir sur plus que lui-même. Aussi, notre existence serait marquée du sceau de l’absence qui nous condamne à l’impossible satisfaction de nos désirs. Cette absence, ce vide, dit-elle, c’est ce qui est capable en nous d’aimer Dieu et d’atteindre la grâce. C’est la possibilité que l’on se donne de se dessaisir, de perdre nos sentiments propres pour laisser passer en nous l’amour de Dieu.
« Si on aime Dieu en pensant qu’il n’existe pas, il manifestera son existence. »
« La création est un acte d’amour et elle est perpétuelle. A chaque instant, notre existence est amour de Dieu pour nous. Mais Dieu ne peut aimer que soi-même. Son amour pour nous est amour pour soi à travers nous. Ainsi, lui qui nous donne l’être, il aime en nous le consentement à ne pas être. Notre existence n’est faite que de son attente, de notre consentement à ne pas exister. »
Il n’est finalement pas inadéquat de rapprocher Simone Weil des philosophes de l’absurde qui lui succéderont, dans le sens d’une conception de l’existence traversée par un vide auquel il faudrait consentir. Cependant, ce qui la différencie fondamentalement est le concept de grâce : ce vide n’est pas seulement une condition tragique à supporter, mais une ouverture à une présence qui est plus grande que soi. La grâce est un don qui vient précisément lorsque l’on cesse de l’exiger, une reconnaissance que l’amour de Dieu se manifeste dans notre consentement à ne pas exister pleinement, à se « décréer », mais à être en attente perpétuelle de l’absolu.
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