Simon Chevrier

Simon Chevrier : archive d’un jeune d’aujourd’hui

Toulouse, 2020. Simon, jeune étudiant en anglais, abandonne ses études et devient escort-boy. Photo sur demande est le récit autofictionnel de sa vie de prostitué et de jeune homosexuel pendant un an. Avec cet autoportrait sensible et maîtrisé, Simon Chevrier nous livre une pièce d’archive de la jeunesse de notre époque, prise entre quête de soi et quête d’amour au sein d’un monde sans avenir. 

Portrait d’une vie sexuelle et amoureuse 

Que peut-on attendre de l’amour quand on a la vingtaine ? Dans la vie de Simon, il y a les rencontres fortuites. Les amis d’amis. Il y a les applications. Grindr. L’offre est pléthorique, les occasions n’ont jamais été aussi nombreuses et pourtant… Si créer des liens est d’une facilité déconcertante, un regard en soirée, une photo de soi sur une appli, tisser une relation est étonnamment difficile. 

Avec Thibaut, Simon découvre que « l’amour [peut] rendre impuissant, surtout quand il est contrarié ». Après cette confession à demi-mot, Thibaut conclut qu’il vaut mieux qu’ils restent « amis ». Plus tard, on apprend que Thibaut sort avec Louis. Lorsque Thibaut et Louis se séparent, Simon et Louis entament à leur tour une relation. Simon s’aperçoit qu’il l’aime mais très vite il se dit que « Louis ne peut pas en être déjà là ». D’ailleurs quand il lui propose de se revoir après plusieurs soirées ensemble, Louis lui répond qu’il part « une semaine dans la Drôme avec un ami » avant d’ajouter « On se tient au courant à mon retour, si ça te dit ». On se tient au courant ou comment mettre fin à un début de relation sans le dire vraiment. 

Jouir et aimer n’ont jamais été aussi difficile. Et la vie elle-même offre peu de réjouissance. 

Après cet épisode, Simon rencontre Victor. Ça se profile bien jusqu’au moment où il apprend que ce dernier « fréquente depuis quelques semaines un étudiant prénommé Louis ». On se troque, on s’échange. Les relations se font et se défont, mais elles ne durent pas. 

Reste l’envie d’un contact physique, dont l’issue n’est pas toujours certaine. Chez Simon Chevrier, la crainte du sida n’est jamais très loin. Il en fait même des cauchemars. Et quand ce n’est pas le fantôme des années 80 qui le retient, c’est son corps qui ne veut plus, un corps épuisé après sa journée d’escort. Jouir et aimer n’ont jamais été aussi difficile. Et la vie elle-même offre peu de réjouissance. 

Archive d’une vie sans avenir 

Simon s’est inscrit au CAPES d’anglais, mais il ne va plus en cours. Il a abandonné son travail de vendeur et cherche d’autres jobs, sans succès. Il finit par trouver un poste de veilleur de nuit ou « Night Auditor » dans un hôtel. Sa famille se demande comment il arrive à subvenir à ses besoins. Pour ça,il peut compter sur ses revenus d’escort. Depuis un an, il propose du sexe tarifé sur un site de rencontres gays « Étudiant en langue, amant sur mesure pour hommes cultivés, prix et photos sur demande ». Le texte n’explicite pas cette décision. Était-ce par besoin d’argent ? Était-ce par incapacité à se projeter dans un emploi ? Probablement un peu des deux. À la manière d’Annie Ernaux, Simon Chevrier se contente de consigner son quotidien. Il ne juge pas, n’évalue pas, ne philosophe pas. Il décrit les choses avec un regard neutre comme le ferait une archive. 

Contrairement à ce que l’on pourrait attendre, l’auteur se sert de l’autofiction pour gommer sa subjectivité. Il utilise la voix du narrateur pour lisser les événements de sa vie alors même que certains sont plus forts ou plus graves que d’autres, la prise de trithérapie ou la mort de son père atteint d’un cancer, pour ne citer qu’eux. En se positionnant en témoin neutre de son existence, il retranscrit l’état d’une conscience placide pour laquelle rien ne dénote. L’extrême détachement du narrateur n’est donc pas qu’un effet de style, il exprime un désarroi moderne, un profond manque d’intérêt pour la vie. 

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Pour autant, le texte n’est pas dénué d’émotions. La mise à distance du réel par le narrateur laisse transparaître la grande sensibilité de l’auteur. L’émotion peut alors s’exprimer dans ce qui est tu, comme le négatif d’une photographie « La disparition de mon père a commencé dès sa première opération. La cicatrice sur son ventre de plus de trente centimètres annonçait l’autre côté, un moment de bascule, alors je me dis que cela sera un soulagement lorsque les marques et les douleurs sur son corps ne s’entendront plus ». 

Dans cette existence où tout semble avoir perdu de son intérêt, Simon s’accroche à des détails étranges comme cette photo de Peter Hujar, Daniel Schook, Sucking Toe, accrochée au-dessus du lit de Thibaut, représentant un jeune garçon suçant son gros orteil. L’expression du modèle le happe. Il veut connaître son histoire. 

Daniel Schook ou la pseudo enquête 

Simon entame des recherches, contacte différentes personnes qui ont connu ou auraient pu connaître Daniel Schook. Ses messages restent souvent sans réponse. Il essuie quelques refus, mais parvient à obtenir des bribes d’informations sur la vie de cet immigré canadien, placé dès son enfance chez un homme alcoolique, devenu artiste de rue errant à la recherche de ses parents, puis mort du sida. 

L’extrême détachement du narrateur n’est donc pas qu’un effet de style, il exprime un désarroi moderne, un profond manque d’intérêt pour la vie.

Dans le regard de Daniel, Simon devine une existence similaire à la sienne : la solitude, les milieux interlopes, une sensibilité inexploitée. Il s’agit moins de mener l’enquête que de reconstituer une vie dévorée par l’oubli et dont ne subsiste que quelques photos, avec le nom de famille de Daniel mal orthographié : « Que je le retrouve ou non, l’important c’est la démarche elle-même, avec toute la connexion qui se crée en songeant à nos disparus, à l’affiliation que je ressens quand j’observe les photos de Daniel, et aux scénarios que je m’invente au-delà de leurs contours ». 

Derrière la pseudo enquête, se cache une interrogation plus existentielle. Qui sont les homosexuels morts du sida ? Qui se souviendra d’eux ? Dans le texte de Simon Chevrier, cette interrogation prend une dimension universelle. Qui se souviendra des vies insignifiantes ? Pour l’auteur, l’écriture est une première réponse, un moyen de donner vie à sa propre existence en train de mourir par manque d’enchantement : « J’ouvre mon document Word et écris encore, je ne m’arrête plus. Peut-être que ma vie se résumera à remplir des pages en faisant des pauses sur le Web à la recherche de contenus divers ». 

Ainsi, on quitte ce premier roman avec la sensation que Simon Chevrier a réussi à écrire un livre sur le mal de vivre aussi d’une doux qu’une sucrerie. 

  • Photo sur demande, Simon Chevrier, Éditions Stock, janvier 2025.
  • Crédits photo : ©Dorian Prost.

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