Sébastien Dulude

Sébastien Dulude : les fibres empoisonnées et délicates du souvenir

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Amiante de Sébastien Dulude ne nous fait quasiment jamais quitter « shithole Thetford Mines », le trou du cul du monde, comme tous les villages d’adolescence. Mais à Thetford s’ouvrent chaque jour des fosses menaçantes qui engloutissent la plupart des hommes du coin. 

Amiante, Sébastien Dulude

Dans le Nord de l’Hexagone, on les appelle terrils, à Saint-Etienne, les crassiers, mais au Québec ce sont les dompes, les collines artificielles nées des déchets extraits de la mine, qui fournissent autant de pistes d’envol pour pneus, ou pour motocross. Seul ou accompagné, par beau ou mauvais temps, Steve, le héros, finit toujours par revenir à leur sommet : c’est le point de vue d’où on voit tout, et particulièrement les lotissements sans fin, nés de l’industrie minière et destinés à disparaître avec elle.

Amiante partout, amour absent

Sauf qu’ici, ce n’est pas la houille ou le charbon qu’on prélève, mais bien l’amiante, dynamitée chaque jour de travail que Dieu fait, à 16h. Dans le roman, auquel le matériau donne son titre, cet asbest, autre nom de la fibre d’amiante, est dans tous les poumons, et pourtant absent du plan principal. C’est la toile de fond qui n’est jamais vraiment discutée – à part par Cindy qui, elle, a des idées politiques ; c’est la structure fibreuse du livre – et du souvenir, à laquelle il est impossible d’échapper.

Les hasards des déménagements et des errances sans fin à vélo permettent au Steve enfant de la première partie de vivre une histoire un peu plus qu’amicale avec un garçon, surnommé petit Poulin. Celui-ci incarne incarne l’exact opposé du narrateur, qui se définit comme « l’ami qui fait la gueule ». D’autres garçons de leur âge gravitent autour d’eux, se font les complices intermittents des plus ou moins grosses bêtises, mais c’est leur duo qui prend tout l’espace de la narration et de l’écriture. Autour de lui tourne sans fin la question : comment fait-on revivre l’amour impossible ?

Un tragique adolescent et sans horizon

Nous sommes à la fin des années 80 et au début des années 90, la mono-industrie de l’amiante vit ses dernières années, non sans prélever son écot de décès dans le bassin minier. Nous ne quittons jamais le point de vue de Steve, autour de qui tout s’éteint. Avec lui, nous errons toujours dans les mêmes lieux : la maison, l’école, la piscine, et à l’extérieur, les dombes, les bâtiments abandonnés, les rues vides des lotissements peuplées de non-dits. Parfois, l’habitacle d’un véhicule, où les choses ne disent jamais vraiment non plus – surtout avec le père, taiseux et dont la violence ne sera jamais vraiment reconnue.

« La télé passe au noir un instant et le salon prend une teinte brune à travers la lumière qui filtre dans les fenêtres du sous-sol, petits rectangles en haut des murs. Dix-neuf heures sonnent à une horloge, et le générique de l’émission Vidéo Plus qui s’amorce occupe l’écran. »

L’écriture décrit précisément les riens qui rendent toute évasion impossible. La narration, brisée en son milieu, avance brusquement, puis revient en arrière, par sauts : quelques mois avant, quelques jours avant. Comme si quelque chose d’horrible allait advenir – et la tragédie frappe en effet plusieurs fois. La même angoisse ressort du journal des catastrophes que tiennent Steve et Poulin, l’ami rêvé et absolu. 

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Dans cette remémoration, surgissent les odeurs, les sons, les engelures et ce que l’enfant n’a pas compris mais qu’il reconstruit a posteriori dans son adolescence. Les événements qu’on comprendra quand on sera grand se réalisent petit-à-petit. Mais ce regard rétrospectif reste limité : on ne dépasse pas les dix-huit ans du narrateur, qui commence alors à envisager la fuite. L’un des principaux tours de force du roman réside précisément dans ces essais de remémoration d’une enfance depuis ce qui la suit tout juste.

« Je ne sais plus qu’en faire, je ne sais plus que m’en souvenir. C’était quoi un meilleur ami, est-ce que j’ai une meilleure amie, est-ce que j’ai des amis, les garçons, les filles, ce sera qui, quand. »

Explosions discrètes

L’apparition du désir est un motif classique de la littérature de l’adolescence, le classique blé en herbe. Ici, désir polymorphe se retourne contre le narrateur lui-même et l’encombre. Son père, lui, voudrait que Steve rentre dans les clous à tout prix, et ne ressemble pas aux chanteurs vêtus de cuir qu’il affiche dans sa chambre. La scène de masturbation, classique quasi obligatoire, est l’exact contraire des bad sex awards, ces concours états-uniens de la pire scène de sexe de l’année en littérature  – la précision de l’écriture réussit à faire exister un érotisme empêché.

Sébastien Dulude est poète : certains passages du romans nous enveloppent, d’autres nous écrasent.

Sébastien Dulude est poète : certains passages du romans nous enveloppent, d’autres nous écrasent. Pour s’en sortir, il reste la piscine (les pages sur le comptage obsessionnel dans le bassin comptent parmi les meilleures pages que j’ai jamais lues sur la natation) et l’amie fan de Nirvana qui réapparaît après avoir quitté la ville. La quasi-solitude insupportable se consume doucement et, selon Steve, « [s]on cœur dynamite » le nôtre aussi, mais toujours de manière discrète, à l’inverse de la mine.

  • Sébastien Dulude, Amiante, Editions La Peuplade, 2024.
  • Crédit photo : © MARC-ÉTIENNE MONGRAIN.

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