Sans jamais nous connaître : nuits de solitude

En promettant une romance entre Andrew Scott et Paul Mescal, Andrew Haigh avait allumé bien des désirs de voir, qui ne demandaient qu’à être des désirs d’aimer. Aime-t-on Sans jamais nous connaître ? Plus nébuleux que mystérieux, le dernier film du réalisateur britannique s’embrouille dans ses procédés et nous égare dans les méandres de son intrigue.

Adam (Andrew Scott), la quarantaine bien entamée, flâne mélancoliquement dans la petite banlieue londonienne qui l’a vu grandir. Au détour d’un petit bois, une silhouette mâle s’approche, rôde et lui fait signe. Un homme svelte, petite moustache noire, cheveux soigneusement gominés. Cette scène est de celles qui hantent l’imaginaire gay, on la reconnaît tout de suite : c’est une scène de cruising, cette drague publique que pratiquent les hommes en quête de coups d’un soir. Adam suit le jeune homme, l’aborde, et l’accompagne jusqu’à l’un de ces petits pavillons de banlieue tous identiques où il rencontre…son épouse ? Une femme les attend sur le seuil, jeune aussi, et le petit couple accueille Adam, un peu plus âgé qu’eux, comme un membre de la famille longtemps perdu de vue. Qu’est-il devenu ? Il est écrivain — scénariste, plutôt. Et ce sont, eux, on finit par le comprendre, ses parents : tels qu’ils étaient alors, avant l’accident tragique, dans cet intérieur préservé des années 1980 et prêts à recevoir le témoignage de la vie qu’a vécue, en leur absence, l’enfant qu’ils ont élevé.

L’amour, les sorts

À ce premier décalage fantastique, Sans jamais nous connaître en combine un second, celui de la rencontre d’Adam avec le jeune Harry (Paul Mescal), seul autre locataire de leur immeuble déserté. On nous laisse volontairement dans l’incertitude sur le statut de ce personnage ambigu, moitié fantasme, moitié apparition. Ces ficelles narratives, qui tiennent autant du réalisme magique que du bon vieux Chair de poule, s’usent à l’usage et gênent aux entournures. Car quelle empathie développer pour ces fumerolles de personnages, qu’un nouveau repli du scénario risque à chaque instant d’abolir ? On aimerait croire au beau Harry, mais le film ne cesse de nous le dérober dans des tours de passe-passe de mise en scène qui ont vécu : il se perd dans les lieux publics, s’évapore au passage d’un train, on s’endort à ses côtés et on se réveille seul – comment ne pas se douter de son caractère fantasmatique ? Signe de ce déséquilibre initial, on n’apprend quasi rien sur ce personnage fonction qui n’est que l’exutoire des angoisses du protagoniste.

Et ainsi Sans jamais nous connaître n’en finit pas de se désamorcer, en aplatissant l’émotion qu’il voudrait susciter sous l’empilement de ses procédés fantastiques. Les effets spéciaux ne sont pas spécialement laids (quoique…), mais ils ne renouvellent rien et relèvent de tics d’écriture. L’inévitable scène de boîte de nuit a ses néons violets et ses foules qu’on traverse un verre à la main ; la drogue provoque ellipses temporelles, bad trips, hallucinations et autres distorsions violentes du visage (peut-être le seul effet vraiment réussi). Quand la conclusion d’une de ces scènes suspendues entre le réel et le fantastique vient à gêner, pas de panique : le personnage va se réveiller en sursaut dans son lit. Le temps passe et ne passe pas, les allers-retours ne développent rien de nouveau sinon les circonvolutions de passages obligés où s’accomplit le difficile avènement d’un propos. Pourquoi faire simple en effet ?

«Dans le silence des appartements, le cinéaste met en scène un touchant dialogue sur le lien tragique de la solitude et de l’homosexualité qu’incarnent, chacun à sa manière, les deux acteurs.»

Pouvoirs de l’amour

Sans jamais nous connaître a pourtant pour lui quelques belles scènes de dialogue autour de la solitude, à la fois thème central et principe de construction du long-métrage. En faisant des personnages de son film des spectres véritables, en les resserrant dans des lieux clos et une temporalité indécise, forme de nuit éternelle, il pose les conditions de confessions autrement introuvables. L’homosexuel devenu adulte peut confronter ses parents homophobes, non plus après les événements mais dans la temporalité rétablie de cette enfance mal vécue, et dans la position nouvellement établie de l’adulte sûr de ses droits. Plus paradoxalement encore, le deuil peut être abordé en présence même de ceux dont on fait le deuil, par anticipation – et on pense alors à cette scène de Camille redouble (2012) où Noémie Lvovsky revenue au temps de son adolescence fait jurer à ses parents de ne pas mourir. Le procédé n’en laisse pas moins mal à l’aise : une forme de complaisance n’est jamais loin, et souvent on croit surprendre un processus qui n’appartient qu’au réalisateur, comme s’il cherchait à se libérer lui-même en se souciant peu que nous soyons en tiers de ses règlements de compte.

Les scènes de conversation entre Adam et Harry sont aussi l’occasion de passer en revue bien des discours en circulation dans la communauté LGBT, sur le coming out, sur l’écart entre deux générations qui n’ont pas le même rapport au VIH (Andrew Scott est né en 1976, Paul Mescal en 1996), sur le rapport à la famille, ce cercle familial au bord duquel les homosexuel·le·s n’en finissent pas de dériver. Dans le silence des appartements, Andrew Haigh met en scène un touchant dialogue sur le lien tragique de la solitude et de l’homosexualité qu’incarnent, chacun à sa manière, les deux acteurs. Plus encore qu’Andrew Scott, c’est Paul Mescal, bombe sensible, qui donne chair à cet injuste malaise. Au-delà de l’alchimie des acteurs, c’est l’alchimie propre à ce petit miracle de sensibilité qui tient le film et lui insuffle quelque peu de ce power of love tant revendiqué par la bande-son où le titre de Frankie Goes To Hollywood souligne à gros traits.

Tout le propos de Sans jamais nous connaître et son cœur sentimental (car il ne manque certes pas de sentimentalité) pouvait tenir dans ce dialogue à cœur ouvert, d’un homosexuel à ses parents, à son amant d’un soir, compagnon de solitude. Que nous font les vampires, les nightclubs labyrinthiques, les boucles temporelles et autres tics de style piqués à Lynch et à la série B, quand une bonne scène de dialogue sur l’oreiller, au cœur de la nuit, en dit plus long et plus fort sur le dérisoire pouvoir de l’amour — son défi lancé à la mort.

  • Sans jamais nous connaître, un film de Andrew Haigh, avec Andrew Scott et Paul Mescal. En salles le 14 février 2024.

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