Maylis de Kerengal

MAYLIS de KERANGAL : ode au vivant

Ce lundi 17 mars, nous recevons l’écrivaine Maylis de Kerangal dans le cadre de notre cycle de rencontres littéraires organisé en partenariat avec RESO. C’est l’occasion de revenir sur l’œuvre d’une des écrivaines les plus intéressantes du paysage littéraire contemporain.

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Avec Réparer Les Vivants, Maylis de Kerangal livre un récit de vingt-quatre heures intenses, suspendues entre l’attente et le deuil, au rythme des pulsations d’un cœur qui résiste, qui se souvient puis qui lâche. Autant de fragments de vie, de pensées, d’espoir, de doute ou de mélancolie qui dessinent des personnages saisissants. 

Simon Limbres, 19 ans, a eu un accident de voiture en rentrant d’une session de surf matinale avec ses amis. Le choc est tel qu’il est déclaré en mort cérébrale et déplacé à l’hôpital du Havre. Arrivés en catastrophe, ses parents se retrouvent sommés de décider s’ils font don de ses organes ou non. Chaque chapitre adopte le point de vue de « ceux qui restent », les vivants, au regard de cette transplantation cardiaque imminente. 

Il faut parvenir à recoudre ou rapiécer les espaces de la mémoire laissés vacants, les gestes suspendus, raviver l’amour dans les adieux. Entre accélérations retranscrites par une syntaxe vive, haletante, presque paniquée et pauses méditatives, ce roman incarné et puissant imite les battements d’un cœur pour raconter la vie, et poser la question métaphysique de ce qu’est « être » au sens plein.

Faire vibrer corps et cœur 

Marianne et Sean Limbres sont confrontés au choc brutal de l’accident de leur fils. Entre déni, absence et résilience, ils doivent pourtant faire le choix d’accepter ou refuser le don d’organes alors que le temps presse. Décision précipitée, impossible, déchirante et surtout irréversible. Le roman s’immisce au travers du regard de l’équipe médicale, menée par le docteur Pierre Révol, spécialiste en réanimation, et Thomas Rémige, coordinateur des greffes, qui les accompagne tant bien que mal dans cette épreuve : « Au sein de l’hôpital, la réa est un espace à part qui accueille les vies tangentielles, les comas opaques, les morts annoncées, héberge ces corps exactement situés entre la vie et la mort. » C’est Thomas, grâce aux ressorts d’une approche empathique et méthodique forgée par l’habitude des mauvaises nouvelles, qui leur explique les enjeux du don d’organes et parvient à les convaincre : « [Thomas] se prépare à parler comme il se prépare à chanter, décontracte ses muscles, discipline sa respiration, conscient que la ponctuation est l’anatomie du langage, la structure du sens, si bien qu’il visualise la phrase d’amorce, sa ligne sonore, et apprécie la première syllabe qu’il prononcera, celle qui va fendre le silence, précise, rapide comme une coupure ».

En fond sonore de cette trame narrative intense et immersive, c’est le cœur qui résonne, autant en tant qu’il est organe que symbole et siège des affects. La musicalité est omniprésente, autant dans l’écriture que dans les références : dans une scène sublime, Rémige se met à chanter alors qu’il recoud Simon. Chaque geste et chaque phrase s’inscrivent dans un rythme puissant, rendant à la matière sa vérité, au corps sa vulnérabilité : « L’énergie humaine dépensée là, la tension physique mais aussi la dynamique de l’action – rien moins qu’un transfert de vie – ne saurait produire autre chose que cette moiteur qui commence à croître, à planer dans la pièce. » La description sensible qui convoque les cinq sens, et parvient admirablement à ancrer le lecteur dans l’instant. Ainsi, on trouve de très belles évocations du geste médical, de la mer, du froid ou encore du surf, autant de mouvements qui accompagnent « ceux qui restent » et de paysages qui tracent la continuité du vivant :

« Ils seront seuls sur le line up quand surgira enfin celle qu’ils attendaient, cette onde venue du fond de l’océan, archaïque et parfaite, la beauté en personne, alors le mouvement et la vitesse les dresseront sur leur planche dans un rush d’adrénaline quand sur leur corps et jusqu’à l’extrémité de leurs cils, perlera une joie terrible, et ils chevaucheront la vague, rallieront la terre et la tribu des surfeurs, cette humanité nomade aux chevelures décolorées par le sel et l’éternel été, aux yeux délavés […], cette jeunesse lustrée de soleil et de liberté : jusqu’au rivage ils surferont le pli. »

Raconter le vivant malgré le deuil

Le roman accompagne le rapport au corps dans le milieu médical, dans toute la complexité et la délicatesse psychologique du processus de transplantation. Multipliant les points de vue et les sensibilités, on retrouve dans le style caractéristique de Kerengal, la confrontation d’un vocabulaire froid et technique de bloc opératoire à celui de l’affect, du flux de pensée introspectif des personnages. Le texte déploie une écriture cadencée et ample, à l’aide de longues phrases sinueuses, ponctuées de virgules, qui imitent le souffle, le flux de pensées et l’élan vital. Si bien que la précision chirurgicale est rapidement transcendée par le lyrisme et l’émotion. Le texte créé des effets d’accélération ou de ralentissement grâce à sa syntaxe, s’adaptant aux détresses des personnages et à l’urgence de la situation. Chaque chapitre adopte le ton, les mots, les espoirs de chacun dans le drame : Sean et Marianne, Juliette, la petite amie de Simon, sa sœur Lou, les médecins affligés, les infirmières surmenées, pour finalement aboutir sur celui de Claire Méjan à Paris, cette femme d’une cinquantaine d’années souffrant d’une insuffisance cardiaque, en attente désespérée d’une greffe. Lorsqu’elle apprend qu’un cœur compatible est disponible, c’est à la fois une joie et une tragédie, d’accueillir en soi ce qui était le moteur vital d’un autre :

« Surtout, elle ne pourra jamais dire merci, c’est là toute l’histoire. C’est techniquement impossible ; merci, ce mot radieux chuterait dans le vide. Elle ne pourra jamais manifester une quelconque forme de reconnaissance envers le donneur et sa famille, voire effectuer un contre-don ad hoc afin de se délier de sa dette infinie, et l’idée qu’elle soit piégée à jamais la traverse. »

D’autres personnes seront ainsi sauvées, dont des enfants, grâce au don d’un rein, d’un poumon. L’écriture explore en ce sens les questionnements éthiques et les dispositions psychologiques dans le rapport à la mort et à la vie, et surtout le rapport controversé et tabou au don d’organes : « Chaque individu étant un receveur présumé potentiel, était-il si illogique, si infondé, après tout, que chacun soit envisagé comme un donneur présumé après sa mort ? » L’intrigue est scellée par le geste symbolique de la transmission d’une vie à une autre : la transplantation réussie du cœur de Simon dans le corps de Claire. 

Quand la mémoire survit

Le roman déploie une galerie de personnages incarnés grâce à un sens du détail particulièrement recherché et démultiplie les perspectives.

Simon, par son absence, est catalyseur de toutes les présences. Le roman déploie une galerie de personnages incarnés grâce à un sens du détail particulièrement recherché et démultiplie les perspectives. Les douleurs intimes, le drame familial, les liens brisés sont développés grâce à une polyphonie faisant se rejoindre intime et collectif. Le lecteur est bercé grâce aux élans d’une prose poétique et moderne, disséquée et juxtaposée, qui pulse, qui se recroqueville autant qu’elle s’étend, qui va chercher l’horizon, au rythme des vagues de la plage où allait surfer Simon, ou de son propre rythme cardiaque :

« Que deviendra l’amour de Juliette une fois que le cœur de Simon recommencera à battre dans un corps inconnu, que deviendra tout ce qui emplissait ce cœur, ses affects lentement déposés en strates depuis le premier jour ou inoculé çà et là dans un élan d’enthousiasme ou un accès de colère, ses amitiés et ses aversions, ses rancunes, sa véhémence, ses inclinations graves et tendres ? Que deviendront les salves électriques qui creusaient si fort son cœur quand s’avançait la vague ? » 

L’univers visuel déploie par ailleurs un réseau de références culturelles et de mythes contemporains pour mieux s’incarner : « Il faudrait un jour qu’elle sache dans quel sens s’écoule le temps, s’il est linéaire ou trace les cerceaux rapides d’un hula-hoop, s’il forme des boucles, s’enroule comme la nervure d’une coquille, s’il peut prendre la forme de ce tube qui replie la vague, aspire la mer et l’univers entier dans son revers sombre, oui il faudrait qu’elle comprenne de quoi est fait le temps qui passe. »

Les actes chirurgicaux acquièrent une dimension sacrée et rituelle et le cœur de Simon devient un pont entre les vivants, une entité presque mythologique, transcendant temps et espace : « Le cœur de Simon migre maintenant, il est en fuite sur les orbes, sur les rails, sur les routes, déplacé dans ce caisson […] convoyé avec une attention inouïe, comme on convoyait autrefois les cœurs des princes, comme on convoyait leurs entrailles et leur squelette, la dépouille divisée pour être répartie, inhumée en basilique, en cathédrale, en abbaye, afin de garantir un droit à son lignage, des prières à son salut, un avenir à sa mémoire […] comme le soleil dans le cosmos, ce cœur niché dans une gaze brochée d’or, ce cœur que l’on pleurait. »

Maylis de Kerangal propose un roman poétique et profondément humain, qui raconte l’universalité du drame et du deuil au moyen d’une pulsation unique ; celle du cœur de l’Humanité qui peine à se confronter à sa vulnérabilité, sa fragilité et son caractère éphémère. Kerangal fait du don d’organes un acte à la fois biologique et spirituel, magnifié par une prose vibrante qui capte toute la complexité de l’expérience humaine. Reste encore la question de la mémoire, de ces images et de ses souvenirs que portent intimement et douloureusement « ceux qui restent » jusqu’à retrouver la paix : « Le cœur de Simon migrait dans un autre endroit du pays, ses reins, son foie et ses poumons gagnaient d’autres provinces, ils filaient vers d’autres corps. Que subsistera-t-il, dans cet éclatement, de l’unité de son fils ? Comment raccorder sa mémoire singulière à ce corps diffracté ? Qu’en sera-t-il de sa présence, de son reflet sur Terre, de son fantôme ? […] puis le visage de Simon se forme devant ses yeux, intact et unique. Il est irréductible. C’est lui. Elle ressent un calme profond. La nuit brûle au-dehors comme un désert de gypse. » 

  • Réparer les vivants, Maylis de Kerengal, Éditions Gallimard, mai 2015.
  • Crédit photo : ©FRANCESCA MANTOVANI / GALLIMARD.

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