Rémi Soulié : « Effacez les Muses, et vous habiterez Flatland »

Perte des grands récits, crise écologique mondiale, déracinement et perte de sens, la post-modernité que nous traversons ne manque pas de défis à relever. Contempteur du chaos actuel, Rémi Soulié se fait le défenseur païen d’un cosmos dont chaque partie est pourvoyeuse de signification, de la petite patrie au plus haut des cieux. Auteur de Racination et de L’Ether, le philosophe revient pour Zone Critique sur ces problématiques contemporaines. 

Il est convenu de qualifier notre époque de « post-moderne ». Comment définiriez-vous cette notion nébuleuse ?

La post-modernité n’est qu’une aggravation de ces symptômes, l’individu, issu de la fragmentation, achevant de se fragmenter lui-même

Je ne la trouve pas très opératoire, y compris dans son acception élémentaire d’une fin des « grands récits » (la fin des idéologies est une blague), le dernier d’entre eux, assure-t-on, ayant été celui de la modernité, essentiellement fondé sur la raison et le progrès. La modernité s’est instituée, après la mort du dieu abrahamique, comme mono-logue tautologique. Encore est-ce d’ailleurs trop dire, ces termes laissant entendre un écho du logos. La post-modernité n’est qu’une aggravation de ces symptômes, l’individu, issu de la fragmentation, achevant de se fragmenter lui-même (d’où l’explosion de ce que les psychiatres et les psychanalystes appellent les « psychoses ordinaires »). 

Très tôt dans vos ouvrages, vous vous faites le promoteur de l’enracinement. Un de vos ouvrages, Racination, fait la jonction entre la racine et la nation. Quel sens peut avoir ce terme ?

Racination, se veut le témoignage de la persistance à la fois souterraine et lumineuse du sens. Idéalement, j’ai conçu ce livre comme un mémorial de ce qui demeure , malgré la dévastation cacophonique en cours, comme un recours aux forêts physiques et métaphysiques qui, en dernière analyse, sont les mêmes en ce que le mythos et le logos y parlent, à l’instar des chênes oraculaires de Dodone. Il s’agit également, en quelque sorte, d’un appel, d’une convocation à notre vocation à être, d’une négation de cette négation qu’est, apparemment, la mort. Bien sûr, « les civilisations sont mortelles », comme les personnes, et sont donc aussi des « phénomènes » qui apparaissent et disparaissent Mais l’œuvre (et non le travail, sauf dans la parturition), quelle qu’elle soit (la fondation d’une famille, la perpétuation d’une lignée, la vie consacrée, la vie initiatique, la sculpture de soi plotinienne ou nietzschéenne, la création artistique, etc.), c’est-à-dire la manifestation de l’esprit, n’est pas vaine. comme l’illustre le thème de la « fleur inverse », qui court de Platon à Simone Weil en passant par les troubadours, : ses racines sont au ciel et ses fleurs sur la terre. 

Bousquet – Weil : La gloire et la croix

À l’instar d’Heidegger, le règne absolu de la technique vous répugne. Quel paradigme pourrait-on lui opposer ?

Classiquement, le paradigme orphique, que l’on peut dire aussi poétique, musical, spirituel, métaphysique ou symbolique. Je ne suis pas « technophobe », j’use de la technique (ce qui est sa raison d’être) mais je constate l’affreux déséquilibre, la monstrueuse disharmonie qui caractérisent les sociétés modernes, où l’excroissance maligne de la technique a relégué puis nié et anéanti Orphée. Or, aucun monde (κόσμος, cosmos) n’est possible sans la reconnaissance d’un ordre symbolique a priori, c’est-à-dire donné (l’ « il y a » de Parménide, Rimbaud et Heidegger), toujours déjà là et non fabriqué-élucubré par les faussaires de l’âge de l’ersatz (William Morris). Contrairement à ce que prétend la métaphysique de la subjectivité, l’homme n’est pas la mesure de toute chose ; tout au plus, il « mesure le monde », dit Schwaller de Lubicz, dans la lignée de la pensée pharaonique et pythagoricienne. Il ne dépend pas de nous, ni de notre raison, ni de notre volonté (« Que Ta volonté soit faite ») que l’Être soit à nouveau collectivement perceptible mais il nous appartient individuellement de prier, de chanter, de louer, c’est-à-dire, encore une fois, de témoigner de la puissance de l’Être, y compris lorsque celui-ci tempête et fait rage. 

Sous votre plume, nous trouvons souvent des références à la « Tradition Primordiale ». D’où vient-elle et que peut-elle nous apporter aujourd’hui ?

René Guénon est bien sûr celui qui l’a le mieux dévoilée – autant qu’elle puisse l’être – pour notre temps. On peut la définir comme un dépôt originel de la connaissance, diffracté dans les différentes traditions particulières puis plus ou moins occultée, quoique perceptible dans le langage symbolique de la nature et des révélations (des livres inspirés, quels qu’ils soient, d’Homère à Dante et au-delà). Je ne vois aucune différence entre le symbole et l’idée platonicienne, ce pourquoi je considère la poésie comme la forme la plus haute de la pensée. Les « phénomènes » proviennent de l’invisible et y retournent, ce qui ne signifie en rien qu’il convient de se détourner du visible mais, au contraire, qu’il faut le voir dans la plénitude de toute sa lumière, fût-elle parfois obscure, voire, ténébreuse. Héraclite l’Obscur est très clair : l’harmonie invisible est supérieure à l’harmonie visible. L’enjeu est donc contemplatif. L’allégorie de la caverne, quant à elle, n’est en rien dualiste : elle consiste à mettre en scène un déplacement du regard, auquel il n’est possible de procéder qu’après s’être délivré des chaînes de l’illusion mentale. Les ombres, le feu et la lumière solaire appartiennent au même monde. En revanche, les producteurs de simulacres, les éternels sophistes, s’aveuglent eux-mêmes en regardant sans voir et en niant la possibilité de toute vision : disparition ou invisibilisation de l’aura, dirait Benjamin. La Tradition primordiale délivre le sens, dans tous les sens du verbe ; elle le fait apparaître et, ainsi, défait l’absurdité et le nihilisme sans pour autant exclure la dimension tragique de l’existence. D’ailleurs, nommer la tragédie, c’est déjà nommer le dieu, Dionysos.

René Guénon face à l’orthodoxie du bouddhisme

Vos diverses interventions brocardent ce que vous nommez les « borborygmes », bouillie sonore et inarticulée des « Barbares » postmodernes. De quoi cet affaissement du langage est-il le signe ?

De la tentative d’anéantissement du mythos et du logos au profit du spectacle et de la technique sous les auspices de la marchandise. Là encore, la logique est implacable. Joseph de Maistre avait raison d’affirmer que « Toute dégradation individuelle ou nationale est sur-le-champ annoncée par une dégradation proportionnelle dans le langage », ce qui m’invite à compléter ma deuxième réponse : c’est toujours de racines dont il est question – celles des mots et celles des êtres – donc, de racination et de déracinement. Effacez la mémoire des Muses, l’anamnèse platonicienne, et vous « habiterez » Flatland, un monde sans épaisseur ni volume. La modernité se caractérise par un terrifiant processus d’abstraction, d’ablation, d’exérèse : elle a d’abord nié l’intelligible en niant l’intellect, puis elle a nié l’âme en niant le mouvement (qu’elle remplace par les fameuses « mobilités ») et, étape ultime, elle s’apprête à nier le sensible (le corps) en niant la chair (l’organicité, la race, etc.). Si l’homme passe infiniment l’homme (Pascal) et s’il doit être dépassé (Nietzsche), il peut l’être par le haut ou par le bas. Nous avons opté pour le bas. C’est ce que l’on appelle le progressisme.

Vos écrits sont parsemés d’hommages vibrants à l’imagination. Vous vous qualifiez vous-même d’« homme-enfant ». Qu’est-ce que cette faculté peut apporter à notre monde désenchanté ?

L’accès à un seuil du réel, le monde psychique imaginal, depuis lequel les événements prosaïques apparaissent comme ce qu’ils sont – des avènements poétiques, enchanteurs ou envoûteurs (Artaud le savait) – et dont procèdent les visions . La cristallisation stendhalienne du rameau de Salzbourg peut en donner une idée à condition que l’idéalisation amoureuse ne soit pas comprise au sens ordinaire d’une illusion passagère plus ou moins naïve mais comme un pléonasme réaliste, qui est la rhétorique supérieure de l’enfance – c’est pourquoi Baudelaire définit le génie comme l’enfance retrouvée à volonté. J’admire saint Thomas d’Aquin de s’être précipité à la fenêtre, à l’appel de ses frères moqueurs, pour voir un bœuf s’envoler. Il avait raison de le faire. Révérence gardée, c’est d’ailleurs là la seule raison thomiste que j’admire. L’autre, c’est de la paille, dirait-il justement (je gage que Chesterton le savait aussi).

  • Rémi Soulié, Racination, Editions. PG de Roux, 2018
  • Rémi Soulié, L’Ether, Editions. La Nouvelle Librairie, 2022

Publié

dans

,

par

Étiquettes :

Commentaires

Une réponse à “Rémi Soulié : « Effacez les Muses, et vous habiterez Flatland »”

  1. Avatar de Mathias Lair Liaudet
    Mathias Lair Liaudet

    Plus spiritualiste, tu meurs ! Plus exactement : glorifiant l’ésotérisme. On se croirait revenu au temps des alchimistes.
    Mathias Lair

Laisser un commentaire