Jean-Philippe Delhomme : « Arriver à ce que chaque peinture irradie sa propre spécificité »

PORTRAIT. Chaque mois, l’écrivain Olivier Liron dialogue avec une figure du paysage culturel contemporain, danseur ou musicien, metteur en scène ou acteur… Aujourd’hui, il nous invite à la rencontre du peintre Jean-Philippe Delhomme.

Je rencontre le peintre, illustrateur et écrivain Jean-Philippe Delhomme au Gymnase, boulevard Raspail, près de son atelier parisien. Il est très souriant, et me parle de son travail avec une immense humilité et générosité. Sa dernière exposition, Model Resting, à la galerie Perrotin, vient de se terminer. « À la fin d’une expo, l’idée que je me fais de l’expo est parfois plus confuse qu’au début ! », plaisante-t-il, donnant le ton de cet entretien. Dans cette série de portraits, Delhomme met en œuvre une démarche artistique originale : celle d’un questionnement réciproque entre les modèles (souvent des complices, artistes ou théoriciennes elles-mêmes) et le peintre.

À rebours de l’objectification traditionnelle des corps féminins, les « modèles » sont bel et bien des sujets, qui questionnent le geste du portrait en train de se faire, et participent activement à la construction de l’œuvre. Il s’agit d’une réflexion sur le regard, avec une perception questionnante qui va dans les deux sens. « Un portrait est un échange de questionnements où personne n’a la réponse, un questionnement qui n’appelle pas de réponse. S’il y avait une réponse, ce serait un peu déprimant ! ». Car la peinture possède la faculté de questionner, y compris celles et ceux qui regardent le tableau, dans une circulation de l’énigme. Hors narration, ces portraits cherchent plutôt une vibration picturale singulière. « Arriver à ce que chaque peinture irradie sa propre spécificité », précise Jean-Philippe Delhomme. Dans les tableaux, les modèles lisent des livres de poésie, comme les fameux « Lunch Poems » de Frank O’Hara qui contiennent de nombreuses citations sur la peinture. Le titre des livres ouvre aussi l’espace du portrait à un autre espace hors champ, et lui donne son « esprit » ou son parfum singulier. Modèles, donc… ou plutôt anti-modèles ! Chaque portrait est la trace ou le prolongement d’une interrogation.

Pour Delhomme, l’art relève du questionnement, ce qui le conduit souvent à une démarche satirique, ironique, comme au Musée d’Orsay en 2020. À la demande du musée, il imagine les storys qu’auraient posté des artistes célèbres, pastichant la logique d’autopromotion qui est fréquente sur Instagram. Le peintre avait amorcé ce geste iconoclaste dans le livre Artists’ Instagrams (August Editions, 2019), où l’on voyait Picasso se pavanant sur le nombre de Citroën qu’il a dédicacées : « I signed 25 cars today ! », fier de sa « collab », ou Louise Bourgeois remerciant Helmut Lang de lui avoir envoyé une paire de jeans. Une manière de revisiter avec malice l’histoire de l’art, mais aussi d’interroger les nouveaux outils de communication artistique et leurs excès. Sur le compte Instagram du musée d’Orsay, il récidive : on peut lire un post de Gauguin, cherchant à sous-louer sa case aux Marquises durant le mois de juillet, via Airbnb ; ou encore voir Degas photographié en plein travail par sa Petite Danseuse. Ailleurs, Monet se lamente d’avoir vu tout son matériel emporté par une vague… ici, l’anecdote est documentée par la correspondance du peintre. De savoureux commentaires, également créés de toutes pièces, réagissent à ces posts, prolongeant ce geste de détournement et de subversion.

Delhomme met en œuvre une démarche artistique originale : celle d’un questionnement réciproque entre les modèles et le peintre.

Jean-Philippe Delhomme a commencé comme illustrateur, pour le New Yorker, Vanity Fair ou Vogue, même il ne s’agissait pas de dessins satiriques, puis il a beaucoup exploré cette veine caustique dans Architecture Digest, le LA Times, et dans ses propres livres. Il a gardé une fibre ludique, et ça se voit. Aujourd’hui, néanmoins, il s’interroge : « Les choses satiriques sont très peu comprises. Je me suis rendu compte que la satire était devenue quasiment impossible. Les gens absorbent tout, ils voient de moins en moins ce qu’il y a d’étrange. » Cela l’amène à se tourner, de plus en plus, vers un rapport très brut à la peinture, faisant retour à la notion de beauté. « Essayer de regarder avec le minimum d’opinions possibles. Comme lorsqu’on regarde un paysage. On se dit que c’est beau ; on ne se dit rien d’autre en même temps. Mais peut-être que je recommencerai à faire des choses satiriques ! », conclut-il. 

En parallèle de ce travail à Orsay, il a réalisé une série de peintures sur les réserves du célèbre musée. L’écrivaine Maylis de Kerangal et l’artiste ont visité ensemble les réserves, ce qui débouchera sur un très beau livre commun (Légendes des réserves, Gallimard/Musée d’Orsay, 2021). Ce fantasme des réserves du musée, « comme tout fantasme lorsqu’on le réalise, s’avère parfois sans profondeur », s’amuse-t-il. Mais ici, la découverte de ces locaux techniques est malgré tout extraordinaire. Les chefs-d’œuvre en attente côtoient des peintures de second ordre jamais montrées aux yeux du public, la coexistence de ces pièces créant une juxtaposition hétéroclite. Delhomme peint un Fantin-Latour posé sur un chariot, entouré par des bouteilles d’azote et du matériel d’entretien. « J’avais l’impression d’être dans le local technique d’une piscine ou d’une patinoire, avec du béton ! » 

Au-delà de l’émerveillement enfantin, représenter des tableaux qui ne seraient jamais à l’honneur, mélangés à des Monet, permet de brouiller la frontière entre art noble ou légitime et des artistes qui sont aujourd’hui d’illustres inconnus. Jean-Philippe Delhomme a un goût pour les œuvres qui ne sont pas classées, qui n’ont pas accédé au statut de chef-d’œuvre, ou sont censées être de moindre valeur. « Dans un musée, tu es censé tout regarder, tout prendre en considération. Ici, tu peux prendre en considération… quelque chose qui n’est pas censé être pris en  considération » Si un musée a toujours un côté « best-of », l’artiste s’amuse ici à le faire voler en éclats, dans un retour à la matérialité égalitaire des œuvres. Toujours chez Delhomme, le questionnement s’instille en arrière-fond.

Chez lui, la vocation était précoce. Très tôt, il voulait rejoindre les peintres, les écrivains, les intellectuels. « Quand j’étais enfant, mes parents lisaient le Nouvel Obs. Je lisais les chroniques, et j’étais impressionné par les gens qui écrivaient. Je me disais : Si un jour je pouvais être ami avec ces gens-là, si je pouvais les rejoindre ! » Ce fantasme d’intellectuel l’a mené aux Arts Déco, à une époque où la peinture, qu’il pratique déjà, n’est plus très en vogue. On est à la fin des années 80. Il réalise à ce moment-là que ce qui lui plaît le plus, ce sont les affiches, les magazines… « Comme un musicien qui voudrait que son travail soit diffusé à la radio ! », avoue-t-il avec humilité. L’écriture est venue au fur et à mesure. Pas tout de suite. Ce sont d’abord des dessins, accompagnés de textes… puis il s’adonnera de plus en plus à l’écriture.

L’installation à New York, où il a passé de nombreuses années, va être décisive. C’est là que la peinture va prendre une place croissante dans son œuvre. Il peint des paysages urbains depuis son atelier de Williamsburg, et travaille chaque jour de l’année. Nulla dies sine linea… Au cours des premiers séjours à New York pour des magazines, la rencontre avec Glenn O’Brien, qui deviendra un grand ami, va être déterminante. Ancien complice de Warhol, poète et critique d’art, satiriste, O’Brien est capable de subvertir les catégories de « low » et « high » dans l’art. Ces questions passionnent déjà Jean-Philippe Delhomme. Qu’est-ce qui relève de l’art ? Qu’est-ce qui n’en est pas ? Qu’est-ce que le non-art ? Que fait-on de ce qui n’est pas annoncé comme une œuvre ? Comme toujours, Delhomme s’amuse avec les questionnements. 

Chez Delhomme, l’art du portrait est un art de saisir la beauté et la fragilité des autres.

Et puis, il y eut David Hockney, dès le début de son parcours. La découverte durant sa jeunesse d’une expo du peintre britannique l’a enthousiasmé et libéré. « La personne qui te montre que tu peux faire quelque chose. » Là où d’autres démarches picturales semblaient mener à des voies sans issue, Hockney permet d’ouvrir quelque chose. Tout devenait possible. Ensuite, ce sont surtout des photographes qui l’ont inspiré. Une manière de penser déjà la question du portrait, sous l’angle de la liberté et du décadrage. Beaucoup de ses dessins parodient d’ailleurs des photographies, et battent en brèche le mythe de la spontanéité des poses. « Aujourd’hui, la peinture est redevenue quelque chose de possible », sourit-il. « Et même… presque trop possible ! » Sa manière d’aborder la peinture se distingue néanmoins de l’ambition photographique. Une peinture, ce n’est pas attraper au vol quelque chose, un instantané ! « Quand on peint quelqu’un, l’idée est d’au contraire poser un temps indéfini, qui se diffuse, sans commencement ni fin… Un temps toujours actif… La peinture qui se fait est une espèce d’aventure incertaine… Il n’y a pas de conception finie de la peinture. Elle avance sans savoir vraiment où elle va. » Le peintre Georges Braque écrivait qu’il ne cherchait pas la définition, mais tendait vers l’infinition. Delhomme, lui, questionne toutes les définitions. Avec élégance.

Cette alliance d’humour et d’émotion se retrouve dans le travail littéraire de Jean-Philippe Delhomme. On invite les lecteurs de Zone Critique à découvrir le très beau Peindre devant soi (Exils, 2023), évocation émouvante de la vie artistique de la fin du vingtième siècle, ou encore La dilution de l’artiste (Denoël, 2001), fable loufoque et satire d’un intellectuel naïf, croyant (un peu trop) dans les avant-gardes. Là encore, l’autodérision est permanente. 

Et dans les prochains mois ? Il s’improvise, avec humour, copiste, pour une exposition collective à venir au Centre Pompidou-Metz en juin, à partir des collections du Louvre. Encore une manière de combattre la doxa. « Pour moi, il y a un élan poétique dans la copie ! Dans la mesure où l’on renonce à faire une œuvre soi-même, pour se consacrer tout entier à la copie. On est loin du postulat romantique selon lequel l’art consisterait à faire ce qui n’a jamais été fait ! » Delhomme travaille autour du Portrait de la marquise de la Solana, de Goya, qui le fascine par la présence d’un mélange de trois ou quatre pigments de noirs, notamment le noir de carbone et le noir d’os. Rien de gratuit pour autant dans cette attention à la matérialité du tableau : ce noir raconte la dimension crépusculaire du portrait, la marquise de la Solana se sachant très malade. Chez Delhomme, l’art du portrait est un art de saisir la beauté et la fragilité des autres. 

  • Model Resting Shelim, 2024, Huile sur toile, cadre en bois.
  • Untitled, 2022, Huile sur panneau, cadre en bois.
  • Vue de l’exposition « Flowers for books » SEOUL Gallery, Seoul (Corée du Sud), 2021.

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Commentaires

Une réponse à “Jean-Philippe Delhomme : « Arriver à ce que chaque peinture irradie sa propre spécificité »”

  1. Avatar de luc marsal
    luc marsal

    Merci Olivier de cet éclairage

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