Anna Akhmatova, Portrait. C’est le titre, sobre, d’une très belle biographie romancée de la poétesse russe au destin incroyable, qui vient de paraître en mai aux éditions Seghers, en collaboration avec les éditions Radio France. Geneviève Brisac, brillante critique littéraire et collaboratrice à France Culture, nous plonge dans les méandres de la révolution bolchévique, des années de dictature qui lui firent suite, et, au milieu de ce jalon immense de l’histoire russe, les péripéties d’une femme exceptionnelle, victime et héroïne malgré elle de son siècle.
Tous les poètes n’ont pas le privilège d’être des personnages de tragédie ; certains vivent ordinaires. Anna Akhmatova, elle, a été élue : pour son plus grand malheur, elle est une poétesse choisie par la poésie davantage que le contraire, choisie par l’exception malgré sa timidité et son aspiration à une vie tranquille et douce. Or, la douceur n’est pas le terme qui convient le mieux pour qualifier l’existence qu’elle mena ; dans un style enlevé et poétique, Geneviève Brisac nous conte, sans ne rien perdre de rigueur historique, la vie d’une poétesse plus noble encore que les tsars qu’elle vit tomber, plus enflammée encore que les communistes qui voulurent l’étouffer.
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Anna Akhmatova : une rencontre comme une comète
Ce qui frappe, à la première lecture de la biographie écrite par Geneviève Brisac, c’est l’intensité du personnage que fut la poétesse Anna Akhmatova. Cette intensité sourd des pages avec une grande beauté, une insolence royale ; tour à tour, Anna nous éblouit, nous surprend, nous agace parfois, lorsqu’elle traite injustement son amie, la talentueuse et courageuse romancière Lydia Tchoukovskaïa. Elle délaisse en effet Lydia lorsqu’elle rencontre l’actrice Faïna Feldmann dont elle devient l’amie ; les génies n’échappent pas aux gamineries de collégiens… Mais surtout, Anna nous émeut ; on dit souvent qu’il faut s’abstenir de se renseigner sur la vie d’un auteur avant de le lire, pour éviter de plaquer sur son œuvre une trop simpliste lecture autobiographique. Pourtant, dans le cas de notre poétesse, la biographie ne saurait se départir de l’œuvre : au contraire, elles se nourrissent l’une l’autre. Et comment les choses auraient-elles pu être autrement ? Lorsque l’on se trouve au cœur d’un bouleversement historique, dans l’œil du cyclone, comment peut-on parler d’autre chose que du drame qui nous traverse, en tant qu’individu et en tant que peuple ?
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De façon habile, l’autrice fait rayonner autour d’Anna Akhmatova une foule de faits, petits et grands, qui bâtissent sans éloge pompeux sa jolie légende. Nous ne sommes pas noyés dans des détails futiles et pinailleurs, et pourtant, c’est avec grand soin que Geneviève Brisac restitue la constellation de personnages et d’événements qui se dessine dans le sillage de la poétesse, cette comète qui traversa le XXe siècle et mille tragédies avec. La remise en contexte de l’élaboration des poèmes est cruciale pour comprendre l’enjeu historique des écrits d’Anna Akhmatova ; les premiers moments, doux, de partage dans les cercles poétiques ; la révolution, ensuite, puis l’avènement destructeur du totalitarisme. Les chapitres, finement tressés les uns aux autres, prennent la couleur du temps qui passe entre les premiers recueils, marqué du sceau de l’amour, de ses délices et déceptions, et les recueils plus tardifs narrant l’emprisonnement de son fils, la perte successive de ses maris, amants et amis tombés sous la dictature de Staline. Toujours, le personnel rejoint l’universel ; les malheurs amoureux d’Anna résonnent avec ceux des autres femmes maltraitées par leurs maris. L’emprisonnement de son fils, la mort de ses amis, qu’elle raconte dans ses poèmes, sont à l’image de ce que vivent des millions de familles en URSS à la même époque. On lui a reproché d’écrire pour les hommes, vulgaires, et non pour un Dieu. Mais la divinité c’est elle ; une déesse en poésie peut-elle se mirer dans ses propres créations ? Anna Akhmatova est la voix d’un lieu, d’une époque. Elle est l’espace et le temps réunis en vers, ses poèmes sont les yeux trempés d’une Reine qui offre aux anonymes ses larmes belles et dignes. Des perles rimées que chaque compagnon de misère peut boire pour réparer, espérer, et, s’il en a le courage, rêver.
Elle est l’espace et le temps réunis en vers, ses poèmes sont les yeux trempés d’une Reine qui offre aux anonymes ses larmes belles et dignes.
Poétesse dans un milieu d’hommes
Un point crucial est soulevé par Geneviève Brisac : la misogynie à laquelle fut exposée Anna Akhmatova tout au long de sa vie. A la même époque, Virginia Woolf dénonce avec la même dignité qu’elle l’asservissement des femmes par une société phallocratique. La biographie d’Anna Akhmatova est doublement importante : parce qu’elle restitue, de façon à la fois sourcée, rigoureuse et poétique, la vie d’une auteure qu’il faut absolument lire ; et parce qu’elle met en lumière les difficultés que rencontraient les femmes de lettres dans les cercles littéraires, et les celles que rencontraient les femmes ordinaires, dans leurs mariages souvent douloureux. C’est d’ailleurs paradoxalement une des raisons pour laquelle Anna Akhmatova rencontre un succès éclatant dès son vivant : des femmes la reconnaissent dans la rue, et se reconnaissent dans les vicissitudes de la vie maritale qu’elle dépeint. On l’accuse d’écrire une « poésie futile et féminine » (p. 57) – les deux termes semblent indissociables… – qui ne sert pas le peuple et la révolution bolchévique ; pourtant, n’est-ce pas servir une partie du peuple que de faire « entendre la voix des femmes mal aimées, battues, abandonnées par des maris jaloux et volages » (p. 57) ? N’est-ce pas servir un peuple opprimé et terrorisé que de dire leur désespoir, et celui des mères qui voient leurs fils enlevés par un régime cruel, de dénoncer la traque aux hommes libres ?
Ainsi, la part belle est faite aux personnages féminins qu’Anna a côtoyés, et qui méritent autant d’attention qu’elle. On apprend par exemple que l’épouse du poète Ossip Mandelstam, Nadejna Mandelstam, écrivait aussi, à propos de ce que les deux femmes traversaient ; souvent trompée par son mari, elle se réfugie dans son amitié sororale avec Anna Akhmatova, amitié qui donna lieu à de passionnantes conversations. D’autres amies vinrent enrichir la vie de la poétesse ; nous pouvons ainsi citer Lydia Tchoukovskaïa, brillante femme de lettres et éditrice, licenciée dans les années 30 pour des raisons politiques. Elle est également romancière, auteure de Sophia Petrovna, qui ne put être publié que bien après sa rédaction, à cause de la censure. Dans le chapitre « Anna et Lydia discutent », Geneviève Brisac nous raconte le lien étroit et touchant qui unit les deux femmes, à l’origine de la rédaction du magistral Requiem d’Akhmatova. En effet, pour ne pas risquer à Anna la prison, la censure ou l’exil, Lydia apprenait par cœur chaque vers du Requiem au fur et à mesure de sa rédaction, tandis que la poétesse brûlait chaque soir ses feuillets. Leur relation incarne la beauté à l’état pur d’une poésie rendue à son oralité et sa vitalité, au moment même où l’humanité menace de basculer dans l’horreur.
Leur relation incarne la beauté à l’état pur d’une poésie rendue à son oralité et sa vitalité
Avec Geneviève Brisac, les récits de « ces hommes qui firent la vie de cette femme », c’est fini. Avec Anna Akhmatova. Portrait, c’est le début de « ces femmes qui firent la vie de cette autre femme », c’est le début de récits biographiques où la sororité est mise à l’honneur, comme moteur de la création poétique. La muse devient, sous les mots de Geneviève Brisac, non plus une femme précise réifiée, mais un concept désignant la force poétique elle-même. Anna Akhmatova. Portrait, en définitive, c’est l’invitation à découvrir une femme aussi libre et grandiose que ses poèmes, le portrait d’une reine timide et orageuse qui sert son pays, ses sœurs et ses frères bien plus que ne l’a jamais fait leur dictateur. Enfin ; c’est la parution de mai 2024 à ne pas manquer !
- Geneviève Brisac, Anna Akhmatova. Portrait, Seghers, 2024.
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