Philippe Le Guillou

Philippe Le Guillou : Brest en armes, Brest en larmes 

Philippe Le Guillou est un auteur pleinement breton, voire  spécifiquement brestois. À titre d’exemple, on peut citer Les Portes de l’Apocalypse (Éditions du Mercure de France, 1984), Le Passage de l’Aulne (Gallimard, 1993), Les Marées du Faou, (Gallimard, 2003), L’Escalier des brumes (Éditions Dialogues, 2017), ou encore Le Testament breton, (Gallimard, 2022). Son dernier roman porte (enfin !) le toponyme tant attendu : Brest, de brume et de feu (Gallimard, 2024). Pourquoi revenir encore à cette ville de l’enfance ? 

Philippe Le Guillou

« Tu verras, a-t-il dit, et je trouve cela très beau, Brest est une ville minérale. Tout y est en granite, les bâtiments, les monuments, les quais, les remparts. Très peu d’arbres, d’herbe, de fleurs. Comme le disait Gustave Flaubert après son passage en 1847, la nature est absente, parasite, comme nulle part sur la terre… »

Brest, encore aujourd’hui, est une ville qui vit avec son propre souvenir. Elle vit avec les traces d’un passé qu’elle ne veut ni ne peut oublier tant il l’a défigurée presque du jour au lendemain, au point que les grands-parents de l’auteur auraient même souhaité qu’elle changeât de nom. Mais, plus qu’une géographie de la mémoire telle qu’il l’avait déjà proposée en 2016 (Géographies de la mémoire, Gallimard, 2016), Philippe le Guillou défend avec ce livre un tout autre projet. En effet, c’est le premier volet d’un cycle de trois « portraits de villes » dont la publication s’échelonnera ces trois prochaines années, les deux prochains volumes étant consacrés respectivement à Paris puis à Rome. 

Raconter les armes : Brest est une ville militaire 

Si l’on en croit Philippe Le Guillou, on ne se raconte bien qu’à partir des siens. C’est ainsi qu’il marche littéralement sur les pas de son aïeul en se promenant le long de l’Elorn depuis la demeure familiale jusqu’à Brest. Se faisant, la chronologie de la légende familiale le conduit à Brest quelque temps avant que la seconde guerre mondiale n’éclate. 

En effet, Brest est la ville bombardée et enflammée au même titre que Le Havre le fut. Mais il n’est pas question pour l’auteur de narrer la guerre ; il préfère à ce récit ceux des autres, qu’ils soient proches ou lointains, à mesure qu’ils décident de faire de Brest une ville d’histoire. C’est ainsi que sont évoquées ceux qui sont devenus depuis de grandes figures de la littérature du XXème siècle : Julien Gracq, Alain Robbe-Grillet, Jean Genet ou encore François-René de Chateaubriand  duquel il reproduit un extrait des Mémoires d’outre-tombe

« Cette mer que je devais rencontrer sur tant de rivages baignait à Brest l’extrémité de la péninsule armoricaine : après ce cap avancé, il n’y avait plus rien qu’un océan sans bornes et des mondes inconnus ; mon imagination se jouait dans ces espaces. Souvent, assis sur quelque mât qui gisait le long du quai de Recouvrance, je regardais les mouvements de la foule : constructeurs, matelots, militaires, douaniers, forçats, passaient et repassaient devant moi. Des voyageurs débarquaient et s’embarquaient, des pilotes commandaient la manœuvre, des charpentiers équarrissaient des pièces de bois, des cordiers filaient des câbles, des mousses allumaient des feux sous des chaudières d’où sortaient une épaisse fumée et la saine odeur du goudron. On portait, on reportait, on roulait de la marine aux magasins, et des magasins à la marine, des ballots de marchandises, des sacs de vivres, des trains d’artillerie. Ici des charrettes s’avançaient dans l’eau à reculons pour recevoir des chargements ; là, des palans enlevaient des fardeaux, tandis que des grues descendaient des pierres, et que des cure-môles creusaient des atterrissements. Des forts répétaient des signaux, des chaloupes allaient et venaient, des vaisseaux appareillaient ou rentraient dans les bassins. Mon esprit se remplissait d’idées vagues sur la société, sur ses biens et ses maux. Je ne sais quelle tristesse me gagnait ; je quittais le mât sur lequel j’étais assis ; je remontais le Penfeld, qui se jette dans le port ; j’arrivais à un coude où ce port disparaissait. Là, ne voyant plus rien qu’une vallée tourbeuse, mais entendant encore le murmure confus de la mer et la voix des hommes, je me couchais au bord de la petite rivière. Tantôt regardant couler l’eau, tantôt suivant des yeux le vol de la corneille marine, jouissant du silence autour de moi, ou prêtant l’oreille aux coups de marteau du calfat, je tombais dans la plus profonde rêverie. Au milieu de cette rêverie, si le vent m’apportait le son du canon d’un vaisseau qui mettait à la voile, je tressaillais et des larmes mouillaient mes yeux. »

Ainsi, Brest passe d’une ville écrite par les autres à une ville que l’on décide de livrer aux autres par écrit. Pour ce faire, le grand-père paternel de Philippe Le Guillou insiste sur le rôle émancipateur d’une instruction qui lui permet, selon ses dires, d’accéder à une autre vie : la marine. 

Ainsi, Brest passe d’une ville écrite par les autres à une ville que l’on décide de livrer aux autres par écrit.

Livrer les larmes : Brest est une ville amoureuse 

C’est l’école – également, pour l’auteur – qui permet de rester à Brest. En effet, après avoir étudié les lettres à Rennes (capitale bretonne trop loin de la mer au goût de Philippe Le Guillou), celui-ci commence sa carrière d’enseignant dans la ville qui l’a vu grandir et s’inscrit dans une histoire littéraire autant que dans une histoire familiale. C’est ainsi qu’il fait la rencontre de jeunes gens dont il s’amourache et avec qui il échange autour d’auteurs particulièrement attachés aux lieux de l’enfance (Marcel Proust, par exemple). Mais la ville qu’il fréquente et dans laquelle il vit n’est plus celle qu’a connue son grand-père ; elle est une ville au-dessus des souvenirs de la ville première. Par conséquent, elle est constamment double et c’est cette dualité est aussi une diachronie à la fois merveilleuse et tragique pour celles et ceux qui marchaient avant dans les rues qui, pour certaines, ne se superposent même pas à leur propre fantôme et ont été déviées. 

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« Brest n’était plus qu’éboulis, pans de murs noircis, vestiges sur le point de tomber, cavalcade de rats. 

Rien, dans ce champ de décombres, ne s’opposait plus aux bourrasques venues du large.

La ville qu’il avait tant aimée n’était que cendre, poussière et suie.

Le Brest où il avait été si heureux s’était soudainement absenté. 

Il lui resterait toujours le souvenir, inlassablement cultivé, et, pour l’exorciser, la puissance du récit à laquelle, subrepticement, il m’initiait. »

S’écrire comme on s’écrie, au terminus du train : Brest est la ville des retours 

Comme beaucoup de jeunes lettrés de son époque, Philippe Le Guillou finit par quitter cette ville « de brune et de feu ». Il continue ses études à Rennes puis finit par être affecté à l’Académie de Versailles. Mais Brest est une ville dont on ne se détache pas. Il y a, certes, ceux qui partent – de ceux-là, on retiendra qu’ils sont nés là. Il existe également ceux qui sont nés ici, qui y ont grandi et qui y demeureront ; ceux-ci se mêleront à la ville comme certaines figures peuvent se lier à un quartier de notre enfance et alors quand on les recroise quelques années plus tard, on se souvient qu’ils sont indissociables du lieu qu’ils traversent. Il reste une troisième catégorie, plus curieuse et qui n’existe que dans certaines villes : ceux qui reviennent. D’après Philippe Le Guillou (qui a lui même investi la maison de ses grands-parents paternels au Faou, à quelques dizaines de kilomètres de Brest), nombreux sont ceux qui ne parviennent pas à se résoudre aux adieux et finissent par s’installer, au moins une partie de l’année, près du dernier territoire de France avant l’océan. C’est une ville des possibles desquels on ne peut se détacher : « Nous sommes nés là-bas, la ville océanique et merveilleuse que nous avons l’un et l’autre quittée restera le creuset de notre histoire. » 

Le roman écrit par Philippe Le Guillou n’est pas exactement une autobiographie romancée ni un roman historique qui chercherait à transcrire une histoire familiale au milieu des traces historiques d’une ville. Sans doute que ce « portrait de ville » doit être lu sur le mode d’une flânerie qui accepterait de croiser aussi bien la ville des souvenirs que de vagabonder dans la ville nouvelle car, après tout, Brest est  la  ville d’élection que choisissent celles et ceux qui veulent goûter au plaisir de se jeter depuis la ville dans la mer, bras levés.
« La chose m’apparaît de plus en plus comme une certitude : Brest est ma seconde ville natale. C’est là qu’à partir de septembre 1981, en enseignant, en écrivant, en désirant et en aimant, j’ai vraiment commencé à vivre, sur le monde d’une intensité et d’une liberté grande auxquelles on accède, les études finies, lorsqu’on se met, pleinement, à exister et à voler de ses propres ailes. »

  • Philippe Le Guillou, Brest, de brume et de feu, Gallimard, 2024.
  • Crédit photo © Emmanuel Pain

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