Connaissez-vous l’écrivain Panaït Istrati, surnommé de manière un peu réductrice par Romain Rolland le “Gorki des Balkans” ? Ce vagabond céleste, hérétique et inclassable, qui fut, en ses années de vagabondage, peintre d’enseignes, manœuvre, vendeur de citronnade dans les rues poussiéreuses du Caire ou d’Alexandrie, garçon d’hôtel et placeur de bonnes, est également l’auteur d’une oeuvre flamboyante. Retour sur la vie et l’œuvre de l’auteur de Mes départs.
Du pamphlétaire et romancier anarchiste Georges Darien, André Breton écrivait que « son cœur était si bien battant qu’il heurtait les parois de toutes les cages », celles des geôles littéraires, sociales ou politiques. Il est en effet une race d’écrivains dont les cœurs ne sont pas seulement de papier-bible, et dont les œuvres semblent la vie même, palpitantes comme le sang dans les artères. Ce ne sont certes pas les écrivains admirés aujourd’hui par nos occidentaux épuisés : esthètes fémelins, charmants parfois, sans doute brillants érudits et stylistes élégants, mais qui ont renié le Verbe au nom de la lettre et de la glose, ou petits romanciers d’une saison, fabricants d’ouvrages si légers qu’ils tombent vite des mains et se dispersent en bulles, poseurs admirés pour leurs grimaces mondaines, leurs provocations usées ou la pénible exhibition d’une vie passée à remonter le boulevard Saint-Germain. Ils sont au contraire des violents, des éveilleurs, des hérétiques, des fanatiques de l’amitié et de l’amour, de sublimes égoïstes ou des mendiants ingrats, des pèlerins du cœur, des chevaliers errants, des salauds lumineux ou des héros de contes à dormir debout. Ils ont souvent davantage une voix qu’un style. Leurs livres ne sont pas des exercices anodins et inoffensifs mais des émeutes et des incendies, ou des prières, des sacrifices, des combats spirituels et des déclarations de guerre. Ils brûlent, ils incitent à la débauche ou à l’ascèse, ils réveillent des énergies réprimées par les vices et les vertus bourgeoises. Leurs œuvres échappent aux catégories et aux formes d’une culture séparée de la vie et de ses drames, cette culture d’une humanité diminuée qui a renié les anciens dieux aussi bien que le Christ et ses apôtres, et n’a plus assez de musique et de feu en elle.
“Ton devoir de flamme“
Panaït Istrati, mort en 1935, misérable, abandonné, et calomnié par toutes les cliques politiques et littéraires de son temps, était de cette race d’écrivains aujourd’hui presque disparue. Son ami Nikos Kazantzaki, l’auteur d’Alexis Zorba, qui savait apprécier les âmes fortes, lui écrivait en mai 1923 :
« Tu es une flamme, tu comprends tout ce que la flamme peut comprendre ; ta mission n’est pas de faire des théories de papier mâché mais de brûler. Tu brûles et tu es brûlé, tu accomplis, comme très peu d’âmes sur cette terre, ton devoir de flamme. »
Ces livres ne sont pas devenus cendres, mais, pour qui sait lire avec un cœur conscient, toujours lumières pour les nuits de doutes ou de désespoir
Les lecteurs d’Istrati peuvent confirmer ces mots de Kazantzaki. Les romans, les contes et les essais autobiographiques de ce vagabond roumain devenu écrivain français ont la force du feu en effet, mais d’un feu tel qu’il était adoré dans certaines sociétés primitives. Un feu qui transfigure et renouvelle, une substance magique qui purifie le monde de ses scories et de ses miasmes, et l’éternise. Mais rien de moralisateur dans cette purification, ni de religieux si l’on entend par religion celle des prêtres, des rabbins ou des imams, car cette flamme ne rejette rien du tumulte de la vie et fait vraiment feux de tous les bois. Istrati est un alchimiste qui transforme le plomb et la boue du quotidien en or de rêve. Par sa plume, le récit d’une « baston » entre dockers d’un port sordide du Danube, des tribulations orientales d’un pauvre juif roumain à la recherche d’une fille tombée dans la prostitution ou des mésaventures de deux clochards mendiants leur pain, deviennent combats de titans, livre de sagesse biblique ou fable légendaire. Les livres de celui que Romain Rolland nomma, dans une formule trop brève et réductrice, « le Gorki des Balkans », sont parus entre le milieu des années 20 et la fin des années 30, et certains d’entre eux évoquent un monde aujourd’hui défunt, mais ils restent brûlants. Ils ne sont pas devenus cendres, mais, pour qui sait lire avec un cœur conscient, toujours lumières pour les nuits de doutes ou de désespoir, flambeaux pour enflammer les âmes, feux grégeois et grenades incendiaires lancés contre toutes les « littératurailles ». Cette œuvre est encore assez vivante pour inciter à l’aventure et aux ruptures essentielles. Ses vrais admirateurs forment d’ailleurs comme une fratrie ou un clan tenu par l’initiation. Panaït leur a révélé des sentiments, des ivresses et des gouffres que les autres semblent ignorer ou avoir oublié. Il les a marqué à vie et ils ne sont pas sortis indemnes de ces heures de lectures fiévreuses, où leurs âmes se sont ressaisies, où ils ont parfois trouvé de nouvelles raisons de se révolter et d’espérer, de ne pas renoncer à vivre en homme libre et d’aimer la terre et ses sortilèges ; où ils ont entendu le chant barbare et tendre d’une voix unique et intemporelle.
Son génie est d’abord celui d’un homme qui a su rester fidèle à l’esprit de son enfance et de son adolescence. Il écrira dans Mes Départs, récit autobiographique de ses premiers voyages hors de Roumanie, ces mots révélateurs :
« L’enfant c’est le révolutionnaire. Par lui, les lois de la création se renouvellent et foulent aux pieds tout ce que l’homme mûr a édifié contre elles : morales, préjugés, calculs, intérêts mesquins. L’enfant est le commencement et la fin du monde ; lui seul comprend la vie parce qu’il s’y conforme, et je ne croirai à un meilleur avenir que le jour où la révolution sera faite sous le signe de l’enfance. Sorti de l’enfance, l’homme devient un monstre, il renie la vie, en se dédoublant hypocritement »
Les romans, les contes et les essais autobiographiques de ce vagabond roumain devenu écrivain français ont la force du feu
Nulle naïveté cependant, ni niaiserie ni guimauve, dans cette œuvre. Les premiers pas de Panaït Istrati dans ce monde ne furent pas ceux d’un petit-bourgeois bien dressé mais d’un gosse insoumis empruntant très tôt les chemins de l’aventure. Né le 10 août 1884, à Braila, port danubien à l’est de la Roumanie, Panaït est le fils naturel et unique de Joitza Istrati, paysanne roumaine, et du contrebandier grec Gherasim Valsamis. Lorsqu’il a neuf mois, son père est tué par des garde-côtes. Il sera désormais élevé par sa mère, à laquelle il vouera un culte malgré des relations orageuses et passionnelles, et par ses oncles, Anghel et Dimitri, paysans de Valachie qui lui légueront la richesse de leur culture orale, les légendes et les mythes d’un peuple encore archaïque. La première éducation du jeune Istrati se fera lors des parties de chasse où il les accompagne, découvrant les beautés de la nature sauvage et s’initiant à ses mystères. Baptisé dans l’orthodoxie, socialiste révolutionnaire dès l’adolescence, il restera pourtant toujours un enfant des bois, des champs et des rivières de son pays. Sa foi spontanée sera celle d’un panthéisme joyeux. Cette piété pour la terre et ses éléments le préservera des tentations du matérialisme et du spiritualisme comme des idéologies totalitaires qui cherchent à réduire l’humanité en formules abstraites. Il ne trahira jamais l’écorce du monde pour des nuées, des fantômes ou des idoles.
Le jeune Istrati, on s’en doute, sera rétif à l’instruction publique – « cette mégère qui prétend préparer à la vie et ne comprend rien aux âmes » – mais à l’âge de 14 ans, outre de longues fugues dans les forêts et les campagnes, sa passion deviendra la littérature. Il lit alors voracement et en autodidacte, se passionne pour Gogol, Tolstoï, Dostoïevski et les maîtres du roman russe, découvre Balzac et les classiques de la littérature française. Il sera désormais un adorateur de « la divine lettre, la belle lettre imprimée, la phrase concise d’amour et de vérité ». A cette époque charnière de son existence, alors qu’il ne s’est pas encore trouvé une vocation et exerce sans enthousiasme de petits métiers pour gagner difficilement son pain, il rencontre enfin l’ami de sa vie. Ce « frère d’arme et d’âme » se nomme Mikhaïl, noble russe qui après avoir été certainement mêlé à l’agitation révolutionnaire, a choisi de mener une vie de pauvreté et d’errance. Personnage énigmatique, parfois fuyant et misanthrope mais fraternel avec ceux qu’il a élu, cet homme sera l’un des maîtres du futur écrivain. Il l’initie à l’art et à la philosophie et lui apprend des rudiments de français et de russe. Durant une dizaine d’années, ces deux amis vont partir ensemble à l’aventure, sillonnant la Méditerranée orientale, vagabondant en Grèce, en Egypte, au Liban, en Syrie, voyageant clandestinement sur des cargos, persécutés parfois par des polices hostiles aux irréguliers. Ils connaissent la misère, la faim, vivent d’expédients, mendiant ou pratiquant ponctuellement des métiers de hasard, peintres d’enseignes, manœuvres, vendeurs de citronnade dans les rues poussiéreuses du Caire ou d’Alexandrie, garçons d’hôtel ou placeurs de bonnes ! La vraie liberté est à ce prix. Ces années de vagabondage seront une des matières principales des livres du futur écrivain.
Hérétique et un inclassable
Après la disparition de Mikhaïl en 1909, Panaït séjourne à Bucarest et fréquente le mouvement socialiste qui se développe alors en Roumanie. Il collabore au journal militant “La Roumanie Ouvrière” et retourne un temps dans sa ville natale de Braila où il devient secrétaire du syndicat des dockers. Mais Istrati est trop indocile pour se plier à la discipline d’un parti et d’une doctrine. Il ne supporte pas ces intellectuels et ces bureaucrates pour qui la révolution n’est pas la cause des opprimés mais le projet d’une société libérée des contradictions, d’une termitière d’esclaves heureux. Il est aussi sans doute resté trop barbare, trop archaïque pour ne pas se méfier d’un socialisme qui place alors ses espoirs dans la machine et le développement des forces productives. Panaït Istrati est certes un ennemi violent de la société bourgeoise mais, tel un Charles Péguy ou un George Orwell, c’est au nom même de cette hostilité radicale à la civilisation marchande qu’il refuse de renier les anciennes humanités. Il n’est pas de ces révolutionnaires qui jouissent de la destruction de toutes les valeurs et de toutes les œuvres humaines, qui rêvent d’extermination pour édifier une nouvelle Babel. Il défend au contraire l’idée d’une révolution qui ne serait pas une table rase mais un accomplissement. Comme le fondateur des “Cahiers de la Quinzaine”, il se défie autant de la social-démocratie bourgeoise que des idéologues marxistes. II demeure un hérétique et un inclassable.
Panaït Istrati a 30 ans lorsqu’éclate la première guerre mondiale. Après un séjour de deux ans à Paris, il s’est installé à Genève. Dans ce pays neutre, il côtoie les milieux pacifistes et écrit ses premiers articles en français. Il découvre surtout à cette même époque l’œuvre de Romain Rolland. Le futur écrivain est particulièrement enthousiasmé par Jean-Christophe, biographie imaginaire d’un musicien, roman total où l’ancien ami de Péguy, qui est alors devenu une conscience du pacifisme européen, a voulu donner la synthèse de son art et de sa pensée. C’est dans ce live, lu et relu, que Panaït va approfondir sa connaissance de la langue française. Il a une admiration si fervente de l’ouvrage qu’il a tapissé les murs de sa chambre avec ses pages ! En quelques mois de travail acharné et passionné, il maîtrise parfaitement notre langue et ses marges, car il connaît aussi bien l’argot de la bohême et des ouvriers que le langage chatié des aristocrates. Après avoir vécu une existence romanesque, Panaït Istrati est enfin prêt à écrire lui-même des romans, à transfigurer ses expériences par la littérature. Un écrivain est né par la grâce d’une lecture.
Sa vie est instable, toujours nomade, passant de petits métiers en périodes de dèche, un jour peintre en bâtiment ou photographe ambulant, le lendemain mendiant son pain dans les rues
Pourtant le sort aurait pu en décider autrement. Istrati est souvent la proie de crise de désespoir. Sa vie est instable, toujours nomade, passant de petits métiers en périodes de dèche, un jour peintre en bâtiment ou photographe ambulant, le lendemain mendiant son pain dans les rues. A 37 ans, l’éternel vagabond n’a plus le cran de son adolescence, et se sent fatigué de lui-même. Convaincu d’avoir raté sa vie, il tente de se suicider, dans un parc, alors qu’il se trouve à Nice, en s’ouvrant la gorge, un soir de janvier 1921. Un passant le sauve in extremis de la mort, et trouve sur lui une lettre confession qu’il venait d’écrire à Romain Rolland. On en transmet le texte au grand écrivain qui, bouleversé par cette lecture, viendra en aide à celui qui n’est alors qu’un clochard roumain désespéré et solitaire. Il l’incitera à dire dans une œuvre tout ce qu’il a vécu et rêvé. Jusqu’à sa mort, Panaït Istrati ne va désormais pas cesser d’écrire et de publier, articles, contes, essais, romans et récits de voyage.
En 1924, Istrati publie aux éditions Rieder Kyra Kyralina, puis chez le même éditeur, Oncle Anghel, deux récits où il évoque son enfance et où il mêle l’autobiographie aux souvenirs de jeunesse de ses oncles. Les années qui suivront verront la publication du cycle des haïdoucs – Présentation des Haïdoucs, Domnitza de Snagov – où il rend hommage à ces bandits d’honneur roumains qui luttèrent contre l’occupation turque au XIXème siècle. Il transpose enfin sa vie dans une série de livres intitulée La vie d’Adrien Zografi. Citons les principaux d’entre eux : Codine en 1926, Mikhail en 1927, et les deux tomes de Méditerranée en 1934 et 1935.
Le barde balkanique
S’il a épousé la langue française, Panaït Istrati ne s’assimile pas comme plus tard ses compatriotes Cioran et Ionesco à la civilisation occidentale. II reste un barde balkanique. Son style est musical, coloré, lyrique, dénué de rhétorique. Ses rythmes et ses formules incantatoires rappellent ceux des contes traditionnels de sa Roumanie natale. Il apporte à une littérature française parfois trop guindée, un vent de sauvagerie, une énergie barbare. Panaït ose aussi ce que les écrivains civilisés ont souvent répudié : le picaresque, l’alternance du sublime et du comique, les cris d’une révolte indomptable, la compassion pour les misérables, les filles perdues et les bannis. Henri Barbusse écrira qu’« Istrati a fait entrer dans la maison des lettres l’air du grand jour ». La publication de ses premiers œuvres connaît un succès qui permet à l’ancien vagabond de sortir enfin de la misère. Il est accueilli en frère par des écrivains dont certains deviendront ses amis : Joseph Kessel et le romancier prolétarien Henri Poulaille, plus tard Nikos Kazantzaki, Victor Serge et Boris Souvarine.
Au milieu des années 20, Panaït Istrati est un auteur célébré et la presse communiste voit en lui un futur compagnon de route. C’est méconnaître le refus par ce réfractaire des dogmes et des disciplines partisanes, mais l’ancien secrétaire des dockers de Braila est en effet séduit par l’expérience bolchevique. Il a pour le jeune pays des soviets l’enthousiasme des convertis. Il croit, comme beaucoup d’idéalistes révolutionnaires, que la Russie rouge est l’antidote à un Occident dégénéré, dont la culture et la politique sont pourries par les élites bourgeoises. En 1927, Istrati est invité à Moscou pour le dixième anniversaire de la révolution d’octobre. Il y part en pèlerin mais reviendra désillusionné. Lors de ce séjour, il a su échapper aux guides du parti, pour aller chercher la vérité du peuple, connaître ses misères et ses espérances. La propagande officielle n’a pas de prises sur lui. Aux militants aveuglés qui pour justifier la répression lui répètent qu’on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs, il répond drôlement qu’il a bien vu les coquilles mais qu’il attend toujours de manger l’omelette. De retour à Paris, il publie, grâce à Victor Serge, et Boris Souvarine, Vers l’autre flamme, témoignage et pamphlet accablant le régime et ses nouveaux maîtres. Les journaux communisants s’acharneront contre l’auteur de ce qu’ils considèrent comme une trahison. Celui dont ils louaient encore récemment le talent sera voué aux gémonies, accusé d’être un agent de la bourgeoise, un anarchiste brouillon et un renégat.
L’œuvre et la vie de ce vagabond oriental restent des viatiques pour les vrais hommes libres
Les dernières années de la vie de ce juste, demeuré trop pur pour ne pas gueuler la vérité, furent celles d’un homme solitaire et malade mais plus libre que jamais. Revenu en Roumanie, dégouté par le conformisme et la lâcheté d’une gauche stalinisée, mais refusant les droites bourgeoises, il cherche un temps une troisième voie politique dans une forme de monarchie populaire et sociale. Scandalisant davantage les progressistes, il donne quelques articles à “La croisade du Roumanisme”, revue fondée par un dissident de “La garde de fer”, qui se définit comme n’étant ni à droite, ni à gauche, ni au centre. Atteint par la tuberculose, abandonné par la plupart de ses anciens amis, Panaït Istrati est mort le 16 avril 1935. L’œuvre et la vie de ce vagabond oriental restent des viatiques pour les vrais hommes libres, ceux qui ne confondent pas la liberté avec une théorie de papier mâché.
Bibliographie
- Œuvres en trois volumes, Panaït Istrati, Libretto, 2015.
- Panaït Istrati, un chardon déraciné, Monique Jutrin, L’échappée, 2014.
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.