Orphée

Orphée continue de nous sortir des Ténèbres 

Les hymnes et discours sacrés d’Orphée, aux éditions de l’imprimerie nationale, commentés par Jacques Lacarrière, chassent « loin de nous les terreurs qui peuplent nos nuits ». Ces chants splendides ont été « écrits » par un poète qui n’a pas existé alors que tant d’écrits inexistants pullulent chez les auteurs bien en chair et en place. Orphée, dionysiaque et apollinien crée tout ce qui est en puissance. Il est donc la poésie en acte.

Il fut un temps où on glorifiait les acteurs qui faisaient leurs cascades eux-mêmes. Transposé à la littérature, tout cela semble risible. Pour elle, en effet, une cascade consiste à redécouvrir la lune avec l’air éberlué d’un scaphandrier. Dans la salle des profs, un diplôme d’écrivain en poche, les auteurs défilent tenant leur sexe en main, en s’étonnant que les familles soient criminogènes. Ils se regardent le derrière et, dans ce tunnel sans fin, cherchent ce qu’ils n’ont pas creusé. Mais pourquoi y a-t-il le néant plutôt que rien ? La pâte à papier est plaintive devant tant d’orifices ! Il y a en Russie une secte appelée les orants du trou. Ils délimitent un trou dans leur isba et c’est à travers lui qu’ils prient leur Dieu. Visiblement cette secte méconnue a fait des émules en littérature. Le parc durassique est même devenu trop étroit. Cela déborde de minuscules reptiles : « Et je te raconte mon viol, mon inceste, l’histoire des opprimés depuis ma résidence secondaire ou la violence des banlieues une craie à la main ». On dirait des délégués de classe. Cela me fait penser à madame de Sévigné, voyant un couvreur rénover sa toiture, s’exclamant : « quel appât du gain faut-il avoir pour faire ce genre de métier ? ». La cascade, toujours teintée d’ironie et d’amour, s’est muée en béance de ressentiments. Parfois, au rebours d’Apollinaire dans Zone, je n’en ai « pas assez de vivre dans l’Antiquité grecque et romaine ». 

Quand les auteurs ressemblent à des singes perchés sur le confessionnal, la littérature devient un pince-fesse sans intérêt. Voilà les raisons aigres qui m’ont poussé vers la lecture des Hymnes et discours sacrés d’Orphée. On sait que du Chaos est né un œuf au sein duquel toutes les possibilités étaient contenues, même celle des romans actuels. Cet œuf est né des amours de la Nuit et du Vent. Et l’humanité, d’où vient-elle ? Du démembrement de Dionysos. En effet, les Titans, jaloux de ses privilèges, le tuèrent. Son père, Zeus, réduisit en cendres les Titans et ressuscita Dionysos. De ces cendres naquirent les hommes selon l’orphisme. 

Le crime originel

La poésie est née du démembrement d’un enfant dont le cœur reste, seul, intact. Depuis, tous les poètes sont des prête-noms d’Eurydice. 

Les hommes sont donc nés d’un crime infâme : le démembrement d’un enfant. Cette souillure est la base des hymnes orphiques. Orphée, revenu des Ténèbres, n’est qu’un prête-nom, c’est-à-dire un musicien et un poète. On se rappelle tous sa mésaventure avec Eurydice (nommée ainsi par Virgile, « la reine des morts ») alors qu’elle s’appelait « celle aux yeux sauvages », Agriope, selon le poète alexandrin Hermésianax. Mais, passons aux 87 hymnes d’Orphée avec la cithare en bandoulière. Écrire des hymnes sans avoir existé, c’est un peu le contraire des écrivants actuels. Mais, nous voici sous le ciel de Grèce, les étoiles luisent comme des bas de prostituées et Orphée chante la nuit « toi, l’inaccomplie qui t’amuses… puis vas visiter les Enfers comme l’exige l’implacable nécessité ». Pieds nus, nous marchons au côté d’Aristippe qui cracha au visage du tyran de Syracuse parce que c’était le seul endroit malpropre qu’il eut trouvé dans son palais. Et, dans le lointain, nous entendons l’hymne au Dieu Protogonos au « sperme prodigue, liesse du monde et Seigneur du printemps ». Ah ! comme cela nous éloigne des constipés de la mini-phrase et des voyages autour de la soucoupe de dame-pipi. Nous sentons la fumigation des plantes aromatiques comme l’indique L’Hymne aux astres. 

La vocation de la poésie

Cette poésie a une destination car toute grande poésie est narrative. Elle se moque des pronoms impersonnels. Elle s’acquitte de sa tâche : révéler « les secrets de la vie plénière ».« Astres incorruptibles qui éclairez le sombre péplum de la nuit… Tracez pour nous le chemin des actes méritoires ». La poésie est une pépinière de révélations. Elle n’est donc pas un indic de la pantoufle. Elle est une « aérienne Actrice » qui ne calomnie jamais l’existence. Sa vocation est le « bonheur irréprochable », loin des petites misères du canot quotidien. Dans cette perspective, rien n’est plus éloigné de la vie hymnique que les mille et un soucis de l’expérience individuelle. À travers ces chants, la personne prend le pas sur l’individu et la psychologie n’est plus qu’un ragout écœurant, servant de cache-misère au montre-sexe. Avec Orphée, on devine que le bonheur est une idée ancienne, un « vent favorable », « une danseuse des abysses », toujours injuriée par les oracles contemporains du dépôt d’ordures sur la vie. Dans l’Antiquité, il n’y avait pas de déchèterie. La poésie grecque n’a pas de mot pour une « vie niaise », affligée, sans « résine de styrax » où les malheurs personnels subjugueraient « l’éternel retour de l’identique » jusqu’à croire qu’il est abrogeable. Orphée est le parolier de la musique de Nietzsche. Il donne la « satiété tout au long des saisons ». Bien sûr, on peut préférer lutter contre les inégalités ou aspirer à la paix dans le monde, en jouant du banjo, et sans l’aval de la déesse de la santé, Hygeia, devenir « une épave souffrante ». Pour ma part, refermant ce volume d’Orphée, avec la feuille d’or trouvée à Thurium I sur laquelle était inscrit ce discours, « je me suis échappé du cycle des souffrances / Pour m’approcher de la si désirable Couronne / Me plonger dans le sein de la Reine des Enfers / Et y atteindre la si désirable Couronne », je rêve de mon Eurydice qui jamais n’a consenti à écrire des vers sur le fond de sa culotte. 

  • Orphée, Hymnes et discours sacrés, éditions de l’imprimerie
    nationale, 1995.

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