Only the River Flows : noir c’est noir ?

Présenté dans la section Un Certain Regard à Cannes en 2023, Only the River Flows aurait pu prolonger le renouveau du polar chinois. Wei Shujun n’emboîte cependant pas le pas à Bong Joon-ho qui en avait livré une version sud-coréenne dans Memories of Murder (2003). À hésiter entre la veine critique et l’angle psychologique, il donne le sentiment désagréable de ne pas finir ce qu’il a commencé.

Chine, années 90, pluie diluvienne. Un flic en blouson de cuir à l’air taciturne arpente les rues tortueuses de Pékin. Ma Zhe est chargé d’enquêter sur une série de trois meurtres commis à Bampo, une petite bourgade au bord d’une rivière avoisinante. Only the River Flows se présente comme un néo-noir de facture classique. Les décors urbains sont poisseux à souhait, la vraie-fausse intrigue criminelle importe finalement peu, la pellicule magnifie les jeux de clair-obscur et confère une texture moite à l’image. Le genre est prétexte à l’exploration psychologique d’un héros tragique. Les indices et les fausses pistes plongent peu à peu Ma Zhe dans un doute effroyable qui contamine sa vie privée. Si le film noir des années 40-50 pose une question morale sur fond de débâcle sociale, le néo (Lynch, Soderbergh, Cronenberg en sont d’illustres représentants) a tendance à psychiatriser les enjeux pour mettre en scène des personnages paranoïaques, aliénés au dernier degré, voire schizophrènes. 

Compulsion de destin

Le lent déclin de l’inspecteur est mis en parallèle avec la déliquescence de la société chinoise.

Shujun Wei hésite entre ces deux héritages. Pas tout à fait polar, pas tout à fait social, le film semble manquer de point de vue. L’angle adopté est bel et bien social et politique. Ma Zhe apparaît comme un individu isolé qui ploie sous l’autoritarisme des institutions chinoises. En exergue, le réalisateur place une citation d’Albert Camus pour introduire le problème du destin : “On ne comprend pas le destin et c’est pourquoi je me suis fait destin ». On peut en faire une lecture psychologisante et comprendre le tragique camusien de L’Étranger comme une variation existentialiste. Ou bien lui rendre sa force politique. Shujun Wei ne cherche pas plus à faire un film d’ambiance qu’un portrait du milieu policier. Il a grandi dans la Chine des années 1990. Ce qui lui revient en mémoire, ce sont des tentatives désespérées d’exister dans une société totalitaire, d’opposer une puissance individuelle à des phénomènes de masse. Les années 90 marquent le triomphe de l’économie socialiste de marché. Exit Mao et la révolution culturelle, bonjour le pragmatisme libéral. Les déclassés, les marginaux, les rats des villes errent dans un monde qu’ils ne comprennent plus. C’est le destin de Ma Zhe. Il est impuissant, inefficace dans son travail et chavire sans désobéir aux ordres qu’un représentant du Parti lui hurle sans arrêt à la figure. Les motifs de sa démission ne sont pas clairement exposés. A-t-il le sentiment de perdre pied dans une enquête qui piétine ou est-ce le poids de la culpabilité à l’égard de son épouse délaissée ? De ce fait, le cinéaste livre une version réaliste d’une nouvelle écrite par Yu Hua considéré alors comme un auteur d’avant-garde. Il brouille ensuite les frontières entre rêve et réalité dans une dernière partie qui flirte avec le fantastique. Les visions cauchemardesques de Ma Zhe peuplées des victimes, des suspects et d’un coupable idéal, défont peu à peu les fils de l’intrigue. 

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Cinema Inferno 

La contamination du réel par le rêve (du numérique par la pellicule) s’accompagne d’une métaphore lourdement introduite : les locaux du commissariat de police sont ceux d’un ancien cinéma laissé à l’abandon. En situant l’enquête dans ce décor, le cinéaste fait planer le doute sur la vraisemblance de l’histoire qui nous est racontée. Les vieilles bobines de pellicule s’entassent, les sièges de cinéma sont occupés par des officiers et des représentants de l’État, la culture est sacrifiée et remplacée sans ménagement pour répondre aux intérêts du pouvoir. On résout des affaires en développant des photos et en utilisant un rétroprojecteur. La lourdeur est également de mise dans le portrait des victimes du gouvernement chinois. Le suspect principal est un garçon handicapé que l’on transforme en bouc-émissaire. Une femme trans se suicide à sa sortie de prison. Les cul-terreux sont malmenés par la police locale. Le lent déclin de l’inspecteur est mis en parallèle avec la déliquescence de la société chinoise, le polar peu efficace se muant en discours convenu sur les impasses du capitalisme-totalitaire. Une fois que Ma Zhe a glissé dans la paranoïa, la traque des signes et des coïncidences qui faisait tout l’intérêt de l’enquête est abandonnée au profit d’une sousoupe psychologique. Et le brouillard épais de la province chinoise perd alors tout son mystère.

  • Only the River Flows, réalisé par Shujun Wei, avec Yilong Zhu, Zeng Meihuizi. En salles le 10 juillet.

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