Olivier Liron

Olivier Liron : « Il faut une part d’engagement assez forte pour raconter la précarité de l’intérieur »

Contrôle d’Olivier Liron succède à Dragonne au sein de la collection Vrilles. Cette nouvelle met en scène un jeune écrivain confronté aux difficultés d’un contrôle de la CAF. L’amour et les livres permettent-ils de s’en sortir ?
Un entretien d’Estelle Derouen qui explore les multiples aspects de ce texte aussi drôle que grave.

Contrôle, Olivier Liron

Votre nouvelle est consacrée à une journée en particulier, celle d’un contrôle effectué par les services de CAF et les difficultés qui s’en suivent. Qu’est-ce qui vous a motivé à raconter cette journée ? 

C’est une journée absolument loufoque que je raconte dans Contrôle, non seulement mon deuxième roman Einstein, le sexe et moi sortait en librairie, mais j’avais également rendez-vous dans le XIIIe arrondissement pour régulariser ma situation administrative suite à une erreur de déclaration à la CAF. Il me semblait intéressant de raconter le ressenti d’émotions totalement contradictoires qui ont pourtant eu lieu le même jour. On peut relever l’étrangeté de faire au même moment l’objet d’un papier dans Paris Match et de se retrouver dans cette situation financière abracadabrantesque suite à un oubli de déclaration. Le grand écart entre le statut extrêmement privilégié de l’écrivain, de la littérature que l’on célèbre, avec cette réalité on ne peut plus ordinaire et en l’occurrence précaire, m’amusait. C’est la confrontation entre le monde réel et le monde rêvé qui m’intéresse. N’est-ce pas romanesque ? L’une des tâches que peut avoir un auteur est de gratter les choses, de casser les mythes et les représentations assez stéréotypées de l’écrivain même si ce livre raconte davantage 24h dans la vie d’un écrivain. 

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Et après avoir vécu cette journée riche de rebondissements et de contrastes, vous saviez qu’elle ferait l’objet d’un texte dominé par l’humour ?

Oui, quand on vit quelque chose d’aussi étonnant, on sait que l’on va finir par le raconter. Il me tenait à cœur de le faire en mettant en place une confrontation avec le système administratif, extrêmement déshumanisé et brutal. Raconter cette réalité m’importait, comme elle est politique et violente, cela ne pouvait que se faire par le prisme humoristique. Il y a cette idée que la sensibilité humaine se réfugie souvent dans l’humour, telle une marque de supériorité de l’homme sur ce qui lui arrive. Traiter avec humour la description de mécanismes sociaux difficiles permet à la fois de mettre à distance l’expérience vécue mais aussi de faciliter l’identification. Il est donc une arme littéraire très puissante, de même que l’ironie ou la satire. L’humour est le dernier refuge de notre dignité quand on est confronté à des événements qui nous broient. Il permet de porter haut et de tourner en dérision les choses qui nous oppriment tout en prenant une forme de revanche. C’est l’idée de ce texte dans le cadre d’une soumission au contrôle de ressources. Je décris une situation dans laquelle on est réduit à devoir prouver sa précarité. L’écriture permet non seulement une résilience en tournant en dérision les aspects grotesques de cette situation mais aussi une dénonciation pure. 

L’humour est le dernier refuge de notre dignité quand on est confronté à des événements qui nous broient.

Quasi systématiquement, lorsque la précarité est traitée, on parle de cas extrêmes et tragiques, et il y en a, mais je voulais montrer combien la pauvreté n’est pas monolithique. L’humour et la nuance permettent de montrer à quel point le quotidien de la plupart des gens est tissé sur ce rapport à la précarité, pour une catégorie de personne du moins. On parle toujours des transfuges de classe, d’ascension sociale mais assez peu du déclassement. Or, la vérité c’est que ma génération est plutôt confrontée à ce phénomène-là, à des formes de précarité que ne connaissaient pas nos parents. Mon personnage n’est qu’un petit bourgeois confronté à une précarité nouvelle.

On parle toujours des transfuges de classe, d’ascension sociale mais assez peu du déclassement.

Parce que c’est quelque chose de banal pour certaines personnes et de totalement méconnu pour d’autres de devoir prouver sa précarité aux services de l’État, vous vouliez donc le rappeler aux privilégiés qui vivent dans l’ignorance de ces formalités, à une époque de contrastes sociaux notables ? 

C’est vrai, j’ai été surpris par les réactions de quelques personnes. Cette nouvelle est, on le comprend bien, très autobiographique et je trouvais intéressant d’interroger la réalité du jeune écrivain que je suis, qui commence à écrire tout en se remémorant d’où il vient. Et j’ai eu des retours de personnes qui me demandaient si ça se passait vraiment ainsi. Je suis devenu une personne privilégiée par mon parcours mais en revanche, j’ai été confronté à ce que je raconte. En témoigner constitue un point d’entrée intéressant pour faire la radiographie de notre société qui est éminemment violente à l’égard des plus précaires. C’est un angle mort pourtant pertinent à raconter.

Le monde privilégié est d’ailleurs incarné par Jean lors d’un date qui s’empresse de parler du grand nombre d’« assistés ». Qu’avez-vous envie de dire aux personnes qui tiennent le discours d’un assistanat trop fort ? 

C’est une position qu’on entend beaucoup ! Ce discours est peut-être moins répandu dans des milieux cultivés. J’ai voulu montrer à mon échelle que la situation de précarité dans laquelle on est plongé est rarement une partie de plaisir. Lorsqu’un inconnu se rend à votre domicile pour éplucher l’intégralité de vos comptes sous vos yeux, directement dans votre intimité à coté de votre cafetière vaporeuse, le ressenti est terrible mais il faut savoir que ça se passe vraiment comme ça. Ce système est une fabrique de la honte. Je me nourris de la sociologie pour écrire mais je crois que la littérature se joue à un autre endroit. Il faut une part d’engagement assez forte pour raconter la précarité de l’intérieur. Même les écrivains engagés sur ces questions ne se sont pas forcément trouvés eux-mêmes confrontés à ces situations de précarité, ce qui ne les empêche pas d’écrire des choses merveilleuses par ailleurs. Et pour ceux qui l’ont connu, ils n’en parlent que rarement. J’ai le sentiment qu’il faut raconter le réel, en y mettant de la joie et de l’humour, y compris dans les situations sombres. Le fait d’en être sorti, ce qui est une chance, puis d’en parler, me permet peut-être aussi de déculpabiliser, de m’alléger d’un poids du moins et surtout, de dédramatiser. 

Cet homme que le narrateur rencontre représente un témoin de situation, sans imaginer que l’homme qu’il voit est concerné par la violence de cette intrusion de l’État dans sa vie privée. L’apparition de ce personnage montre aussi que la pauvreté affecte les relations amoureuses et intimes. Ce n’est pas juste la question d’un compte en banque, c’est aussi la manière dont on va modifier notre rapport à autrui. D’où la nécessité du point de vue d’une personne qui n’est pas en difficulté qui va avoir un regard assez négatif sur les aides octroyées aux personnes précaires. Pour autant, j’ai de l’empathie et de la tendresse pour tous mes personnages, y compris le contrôleur qui ne fait que son métier. 

Il est vrai que ce qui relève des services sociaux est présent dans le cinéma, je pense à Moi, Daniel Blake de Ken Loach, ce qui n’est pas forcément le cas dans la littérature. Pourtant, on peut penser que ça constitue un bon sujet pour les romanciers en cette période de crise économique. Le concept de fiction fiscale a-t-il de l’avenir en littérature d’après vous ?

Les questions sociales sont assez invisibles dans la littérature alors que je pense que c’est l’un des enjeux. Il est important de lire des romans contemporains mettant en avant la difficile réalité de notre époque. Je ne parle pas de forme spectaculaire de pauvreté mais de la précarité ordinaire qui touche le plus grand nombre. Par exemple, je pense au Roman de Jim de Pierric Bailly qui m’a beaucoup touché. Dans D’autres vies que la mienne, Emmanuel Carrère ne raconte pas la précarité à proprement dit mais l’aspect ordinaire de la vie d’une juge. Dans mon roman Le Livre de neige, je retrace la trajectoire assez ordinaire d’une famille d’exilés. J’aime cet endroit d’écriture qui essaye de coller au réel et je pense que ma personnalité plutôt joyeuse se manifeste dans ma manière d’écrire sur ces sujets.

Effectivement, il existe une tradition du cinéma social, on pense aux films de Ken Loach, des Frères Dardenne et d’autres qui présentent des formes plus spectaculaires de pauvreté. C’est moins présent en littérature mais cela permet de réfléchir à la sociologie de la réception. Je pense que de manière incontestable, la littérature émane souvent de personnes qui, comme moi, ont pu faire de longues études et avoir de nombreux accès favorisant la possibilité de devenir écrivain. Par conséquent, il y a peut-être une sous-représentation de la pauvreté en littérature. Sans que ce soit une démarche volontariste, l’écrivain raconte le monde qui l’entoure et qu’il traverse, il raconte donc l’époque de son point de vue.

Petit point fiscalité, vous écrivez « Les livres sont des trésors qui ont l’avantage de ne pas être imposables », mais figurez-vous qu’ils le sont, et de plus en plus. Déjà, il y a cette TVA de 5,5% lors de l’achat d’un livre et s’ajoute à cela une taxe de 3 euros pour les livres achetés en ligne si le montant est inférieur à 35 euros afin d’inciter l’achat en librairie. Et depuis peu, on parle aussi d’une nouvelle taxe sur les livres d’occasion. 

C’est drôle, dans le contexte de l’histoire elle prend aussi une autre dimension. L’agent de la CAF effectue son contrôle de ressources et vérifie les biens présents dans l’appartement du narrateur. C’est à ce moment-là que je décris les livres de poésie qui traînent sur le lit, notamment d’Eugène Guillevic auquel je tiens. L’aller-retour est assez absurde entre ce qui est contrôlé et les richesses que le narrateur possède que sont ses livres. Cette phrase permet de développer l’idée que les livres incarnent en réalité « Les vraies richesses » comme l’écrivait si bien Jean Giono. Ce narrateur est pauvre mais il est riche de tous les livres qu’il possède chez lui. Finalement, cette richesse lui permet de relativiser, mon personnage voit la littérature partout, il rapporte tout à celle-ci. Ces livres il les possède et personne ne va les lui retirer ou les lui imposer, à ce moment-là du moins. 

Ce qui explique les nombreuses références. Vous écrivez « Vivre d’amour et d’eau fraîche est difficile quand l’eau coûte cher ». Est-ce une manière comico-poétique de dire que la crise nous empêche désormais l’accès aux plaisirs les plus simples ?

Tout ce qui semble évident quand on a les moyens, comme boire un verre, payer une facture d’eau, s’acheter un paque d’eau minérale relèvent du calculé ou de l’impossible pour certaines personnes. On est donc confronté à un décalage considérable entre les gens. Notre société est faite de points de vue qui n’arrivent plus à sa parler ni à se comprendre. C’est le point de vue du contrôleur qui fait son travail et exécute sa mission, c’est le point de vue de ce jeune écrivain perdu dans son idéalisme et son immaturité, le point de vue de celui qui gagne bien sa vie, le point de vue de la mère… Mais ce décalage est d’autant plus visible lors de la rencontre avec François Busnel juste après la sortie du rendez-vous CAF, encore tout tremblotant. Il s’agit bien là de deux mondes qui ne se parlent pas mais qui se retrouvent au même endroit. Les livres permettent de faire se rencontrer des personnages venant de milieux différents. En l’occurrence, l’écrivain côtoie plusieurs mondes, c’est l’une des rares personnes à traverser des milieux sociaux très contrastés allant d’une séance de lecture dans une maison d’arrêt à un dîner mondain dans le VIe. Ce grand écart est autant un privilège qu’une source d’inspiration. En réalité, cette journée condense tous les aspects de la vie d’un auteur et la désacralisation de la figure de l’écrivain est plus un effet du texte que son intention première.

Enfin, vous l’évoquiez, vous décrivez une mère fascinante et touchante par sa présence auprès de son fils. On peut même dire qu’elle prend la vedette tandis que le fils s’efface. Si elle nous fait rire, elle nous émeut par son élan soudain de tendresse. Votre nouvelle traite donc aussi de la maladresse des sentiments mais surtout de leur pouvoir dans les moments de détresse, et ce avec une forme de poésie et de douceur. Est-ce une manière de ramener le lecteur vers l’essentiel à savoir l’amour d’une mère ?

En en revient aux vraies richesses avec cette richesse affective à travers cette relation mère/fils. L’histoire est complètement construite sur ces aspects et ce duo comique formé par cette mère et son fils. La mère, tel Don Quichotte, prête à défier l’administration française et le fils à coté qui redevient un véritable enfant dépendant. La mère qui, en plein milieu de la journée, est capable de sortir une tirade au sujet du monde vivant tant elle est passionnée d’écologie et puis son fils qui subit tout. Ce duo très tendre mère-fils montre aussi combien on est sans cesse infantilisé, non seulement par l’État qui demande de justifier la moindre petite chose en permanence mais aussi par cette mère qui est de nouveau obligée de s’occuper de lui. Oui, l’infantilisation est fatale dans cette situation mais elle est drôle à raconter. 

J’aime l’idée qu’il soit possible de s’en sortir grâce à l’amour d’une mère.

C’est l’occasion de partager une vision non tragique de la pauvreté, de raconter la puissance de l’amour entre les êtres et de la solidarité qui se tisse entre eux. C’est le privilège des vraies présences, ce que René Char appelle « les milles fils confiants ». Ce lien invisible et pourtant intense qu’est la tendresse maternelle est en réalité plus fort que la violence sociale. J’aime l’idée qu’il soit possible de s’en sortir grâce à l’amour d’une mère. C’est surement la chute de la nouvelle. Cette difficulté qu’ils traversent ensemble ressert leur lien. C’est une très belle journée que je raconte, sûrement l’une des plus belles de ma vie.


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