À rebours des derniers livres-témoignage sur la pédocriminalité, Nathalie Dentinger s’est armée de la fiction pour recoudre une histoire autour de son propre traumatisme en puisant dans ses carnets écrits dès l’âge de 10 ans. Avec Féerie, elle retravaille cette matière rare héritée de l’enfance pour en faire un petit bijou d’écriture. Une caresse rose-hématome.

Depuis que son livre est sorti le 5 mars, la plume de Nathalie Dentinger s’est subitement asséchée. « Impossible d’écrire ». Pas un mot sur son ordinateur ni dans ces carnets vénitiens qu’elle collectionne précieusement dans sa maison en Sologne, où elle s’est installée au bord d’une forêt.
Avant de fuir vers cette campagne et son petit bourg qui ressemble peut-être un peu à ces paysages de contes pour enfants que sa mère lui lisaient avant le coucher à l’orée des années 80, Nathalie a grandi à Paris quelque part en petite couronne, près de la capitale « dans une famille de la classe moyenne supérieure qui s’est élevée socialement. » C’était une époque où les enfants « étaient livrés un peu à eux-même », commente Nathalie sobrement.
L’époque aussi où les adultes ne s’inquiétaient pas de voir une gamine avec des dents de lait traîner dans des soirées aux alentours de minuit. Bien avant les livres de Chritine Angot sur l’inceste ou de Vanessa Springora sur les agressions sexuelles en série de l’écrivain mondain Gabriel Matzneff. Loin de la maison, Nathalie circule dans ce monde d’adultes où les discussions sur l’art, la culture et la liberté sexuelle servent de paravent esthétique à certains pédocriminels. C’est dans ces années qu’elle croise la route de l’un d’entre eux.
Elle n’a pas douze ans. Prisonnière d’une relation d’emprise, elle est abusée et violée. Elle parle, mais personne ne l’écoute. C’est de cette solitude d’enfant qu’a jailli l’écrit pour la première fois. « Sur des feuilles volantes, de toutes les couleurs » de tailles éparses, la petite Nathalie se met à écrire et écrire et écrire. Des histoires qu’elle surnomme « féeries ».
C’est un espace de contes et légendes fait d’ogres, d’univers brumeux, d’ombres et de masques. Réflexe d’une môme qui se retranche dans la fiction, faute d’avoir pu être entendue et protégée dans le monde des adultes.
« C’était une écriture de soulagement », analyse l’autrice rétrospectivement. Une écriture en lambeaux, comme elle, « morcelée », « dissociée », qui ne peut pas dire l’innommable.
À l’époque, personne ne cherche à savoir ce qui se trame véritablement derrière ce besoin vital d’écriture.
« Elle avait déjà un style bien à elle et une écriture puissante », se souvient Marie-Anne, copine d’école aujourd’hui comédienne, et qui lisait ses textes à l’époque sur les marches du collège. Marie-Anne a une tante qui travaille pour le Seuil. Elle transmet un texte en sous-main.
Le manuscrit arrive finalement entre les mains de Yvon Hecht. Hecht a formé à la pelle des jeunes journalistes qui passaient dans sa rédaction de Paris-Normandie. Il verse aussi dans la science-fiction. Il a publié deux ou trois livres de genre dont une réécriture du premier conte vampirique lesbien Carmilla. Il aussi quelques entrées chez Gallimard. Il prend Dentinger sous son aile pour l’aider à construire un texte publiable. « Il me faisait travailler mon texte tous les samedis au café Français place de la Bastille à Paris ». Le manuscrit n’aboutit pas mais Nathalie continue à écrire dans son coin. À l’époque, personne ne cherche à savoir ce qui se trame véritablement derrière ce besoin vital d’écriture. Les « féeries » restent donc plusieurs décennies au placard. Et le secret qu’elles portent aussi.
Quarante ans après les faits, « à l’occasion d’un déménagement » Nathalie Dentinger retombe sur les pochettes pleines des écrits de l’enfance. Elle entreprend de recoudre à partir de ces fragments un récit autour d’une mémoire traumatique. Le livre Féerie, sorti le 5 mars aux éditions « Le Dilettante » procède de cette tentative de recomposition.
L’histoire est portée par trois personnages autour desquels le drame se noue. Chacun victime, criminel et témoin, racontent tour à tour à la première personne leur version des faits à chaque étape clef. Il y a « le frère », « Pierrot » appelé aussi « l’ogre » et « l’enfant », l’avatar de Nathalie. De ce personnage on ne sait pas grand chose, si ce n’est qu’elle a les « goûts de son âge, chewing-gum au distributeur, peluches de fêtes foraines, parures de perles dégotées chez le marchand de presse ». On ne connait ni son apparence physique, ni son nom. Elle n’existe que par le surnom que l’agresseur veut bien lui donner. Elle s’appelle « Fracavrac », ou « petit cochon pendu ». C’est la « mascotte » du « squat de la rue Raoul », où des « paumés » s’en amusent comme d’un petit singe savant.
Langue des fées VS témoignage
À y regarder de près, de la féerie au fait, il est peu question dans le roman de Nathalie Dentinger. Les effluves de « pâte d’amande », de « la confiture » et l’odeur des madeleines s’évaporent rapidement. Car le merveilleux dans lequel elle se réfugie depuis le drame n’est qu’un « décor de carton-pâte » qui tombe tout aussi vite qu’il s’érige. L’enfant qui parle en « je » (où peut-être est-ce l’écrivaine devenue adulte) ne laisse aucun doute sur ce qui va se nouer. Le lecteur est d’ailleurs prévenu dès la troisième page. Si le livre s’ouvre sur une scène lumineuse comme un cliché de vacances où l’enfant pique-nique avec l’ogre, quelque chose grince déjà. Le soleil brille mais « d’un or trop neuf » et « sans patine ». L’enfant appâté par les petits cadeaux de son agresseur ne se fait pas d’illusion : quand ses bijoux en toc scintillent c’est d’un « vert hématome », « rouge égratignure » ou « bleu de gnon frais ».
Dentinger manie la plume à double détente et rappelle que l’innocence est une langue toujours salie par le regard de l’adulte. Il n’est pour autant jamais question du sexe nu. Ni de description « clinique » du viol. Féerie est à rebours des récits témoignages de ces dernières années comme Triste tigre de Neige Sinno (P.O.L, 2023) qui décrit sans détour les scènes de fellation imposées par son beau-père jusqu’à la peau de son sexe « d’un rose violacé […] un bout de cadavre ». Façon de rendre au crime de chair toute sa violence.
Du côté de Dentinger, le mot cru est remplacé par un travail de l’image ou de figure de style. « Il s’agissait de respecter ma parole d’enfant, comme à l’époque où je ne nommais pas les choses », explique l’autrice qui pensait avoir « semé assez d’indices pour se faire comprendre sans avoir à prendre le lecteur par la main. »
Dentinger manie la plume à double détente et rappelle que l’innocence est une langue toujours salie par le regard de l’adulte.
La malédiction Nabokov ou le livre miroir
Quelques mois avant la sortie de Féerie, des retours négatifs à la lecture du manuscrit viennent remettre en question sa sincérité. On lui reproche une forme de « perversité » dans le récit, on la culpabilise. « Étrangement, les avis négatifs venaient tous d’hommes», relève-t-elle.
Avec l’accord de son éditeur, elle fait ajouter un avant-propos à destination du lecteur. Il faut dire que soixante-dix ans après la publication de Lolita, le mythe de la nymphette cristallisé autour du roman de Nabokov empoisonne encore les esprits.
Et le livre agit toujours comme un miroir révélateur où se reflètent les propres ambiguïtés du lecteur. Face à ce piège, toujours actif malgré la vague #metoo, les écrivains victimes de violences sexuelles dans l’enfance se débattent eux-même avec les injonctions contradictoires : adopter la forme romanesque au risque d’être encore qualifiés de menteurs, ou s’emparer de la littérature dite « de témoignage », souvent mal vécue par les artistes.
« Je parle de vil évangile. J’apporte la mauvaise parole. » expliquait Constantin Alexandrakis dans l’Obs, au sujet de son livre sorti il y a plus d’un mois chez Verticales, L’hospitalité au démon, préfacé par Neige Sinno et qui raconte les souvenirs des violences sexuelles qui lui sont revenus une fois devenu père à son tour.
« Et puis, je dis qu’il y a toujours un moment, où l’on décide de s’en contrefoutre, de la littérature. Même qu’il faudrait la détruire, au moins réussir à lui échapper, pour rester vivant et dire la vérité. » Les dernières années ont montré que les auteurs pouvaient cheminer d’un régime de vérité à l’autre pour trouver leur voie. Cinq ans après le livre évènement L’inceste de Christine Angot, Christophe Tison, l’un des premiers, témoignait de la pédocriminalité dont il a été victime enfant avec Il m’aimait (Grasset, 2004). En 2019, il prenait le chemin de la fiction précisément pour décapiter définitivement le mythe de « la nymphette », en rendant la voix à l’enfant victime, le personnage de Lolita. Publié aux éditions La Goutte d’or, avec l’aval de la fondation Nabokov, Le journal de L. aurait pu passer pour contre-intuitif pour la maison qui s’est fait une renommée dans la non-fiction.
« Il semble au contraire toujours important de proposer une diversité de formes –récit, témoignage, roman, enquête – pour aborder ces thématiques », plaide l’éditrice Clara Tellier-Savary qui a accompagné le texte de Tison. « Certaines personnes seront particulièrement touchées par un texte littéraire au style très travaillé, et ne seraient jamais allées vers un témoignage brut. Cette diversité retranscrit aussi la multiplicité des vécus et des sensibilités ».
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« Le roman a toujours son rôle à jouer qui n’est pas contradictoire mais complémentaire, c’est une autre justice faite au réel », abonde de son côté Antonin Bihr l’éditeur de Le Dilettante, qui a été époustouflé en recevant au printemps dernier le manuscrit de Féerie par l’originalité du dispositif narratif ; des fragments de jeunesse remodelés par une plume adulte qui restituent avec justesse le trouble tel qu’il est vécu par l’enfant.
À ce titre, la part de fiction dans le livre ne voile rien au regard du lecteur. Tout y est. Les mécanismes de l’emprise mais aussi, ceux du silence collectif qui maintient la victime dans les griffes de son agresseur. L’écrivaine puise dans ses propres souvenirs pour essayer de témoigner des violences subies. En fiction, la scène est transfigurée sous les traits d’un frère à moitié « borgne » et qui préfère ne rien voir ni entendre, souffre d’un œil et d’une opportune « double otite ». « Tu ne crois pas que la vie est assez fatigante comme ça? » lance-t-il à sa petite sœur Fracavrac qui du haut de son âge, tente d’alerter avec ses mots à elle sur cet homme qui lui « faisait l’amoure » (sic).
Il y a enfin l’adulte agresseur. Le prédateur qui cache son infamie derrière une supposée possession du malin, et feint s’interroger en se lançant de vaines questions rhétoriques ; « peut-être l’avais-je kidnappée ? ». Pour lui, l’enfant est un objet encombrant qu’on déplace à loisir – « elle savait très bien être décorative » – un petit animal « à éduquer », « je voyais à ses yeux de chat plissés qui admirent son maître que la pauvrette m’aimait bien ».
Selon l’acuité avec laquelle l’écrivaine sonde ces tréfonds vaseux, on croirait lire par endroits un témoignage sorti de la bouche de Joël Le Scouarnec, le chirurgien violeur en série à l’origine de centaines d’agressions sexuelles d’enfants et dont le procès, hasard du calendrier, s’ouvrait en même temps que la sortie de Féerie. « À la base écrire un livre sur la pédophilie n’était pas mon sujet », assure-t-elle.
Le cri que Nathalie Dentinger porte dans le ventre a toujours trouvé « un chemin tortueux » vers la lumière pour s’exprimer. Avant la littérature, c’était la joaillerie. Le titre d’une de ses collections est sans équivoque possible : « emprise ». L’artiste photographe Natacha Nikouline qui interroge aussi à travers ses nus de femmes le regard sur la sexualité, a tout de suite été touchée par le travail plastique de Nathalie Dentinger, « sa mise en scène du malaise derrière le beau. Notamment ce bracelet d’où un visage émane de la matière ». Elle en possède un. Il est posé à côté de son lit, sur sa table de chevet.
Nathalie Dentinger n’en a jamais fait mention publiquement, mais pour cette pièce, elle s’est inspirée des traits de son agresseur. « Tout ce que je fais depuis quarante ans, c’est essayer de me maintenir à flot. » Avec sa propre voix. En art comme à l’écrit, elle est « toujours cette enfant qui montre du doigt ». Charge aux lecteurs, enfin, de ne plus détourner le regard.
- Féerie, Nathalie Dentinger, Éditions Le Dilettante, mars 2025.
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