Bouh ! Nagui Zinet est déjà le cancre de cette rentrée. Quelle chance ! J’en étais un moi aussi. Ils sont rares. On trouvait que la scène littéraire en manquait cruellement. À force de promouvoir et d’aduler des romans bourgeois, historiques et fades, on a marginalisé le caractère subversif, punk, salissant et moisi de la littérature, l’inavouable et l’occulte. Ce sont des bulles d’oxygène et ceux qui nous en privent nous asphyxient.
Cela a dû être aussi la réflexion de Madame Joëlle Losfeld – des éditions du même nom (Groupe Gallimard) – au moment où elle est tombée sur ce zigue partageant ses pérégrinations, ses saouleries, ses errances et ses lectures (majoritairement du polar) sur Instagram sous le pseudonyme de @NestorMaigret. Très vite, elle lui demande d’écrire un roman, ce qu’il a achevé, selon ses dires, en trois semaines top chrono. Plus rapide qu’un rendez-vous en préfecture.
C’est Chalumeau père, fou de polar lui aussi et critique de génie, qui a mis le feu aux poudres un 5 août sur son Instagram, en jetant cette Trajectoire exemplaire dans la fosse aux lions. Le livre figure depuis sur la liste du Flore. Bien joué Laurent.
Le confort du cafard
L’histoire commence comme un polar. Un juge d’instruction bute sur une affaire de meurtre sans coupable, jusqu’à ce qu’il tombe sur le journal de N., un journal où les mensonges accrochent avec la vérité, mais concordent avec les preuves.
Nagui Zinet ne tergiverse pas avec les sentiments et aime caresser son lecteur à rebrousse-poil, il veut que ça frotte et que ça pique, et ce, dès la première page, en signant un des incipits les plus cinglants de la rentrée :
« Les amours ratent, mais de peu, c’est ainsi que commencent les suivantes. Peut-être que nous en avons trop en nous, quoi qu’on en dise, et il faut que cela sorte ; rien de plus triste qu’un sommeil solitaire, rien de plus triste qu’un sommeil partagé. […] Prenez cinq minutes et imaginez votre avenir, irrémédiablement des envies de suicide envahiront votre âme et votre corps […]. »
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Ainsi, nous plongeons sans bouteille et sans masque dans le flou abyssal d’un quotidien d’un assassin cynique, possédant à sa décharge une sorte de morale, de recul sur ses actes qui n’est pas monnaie courante chez les bougres de ce type, reconnaissons-le.
N. admet ses tares, ce qui nous le rend d’autant plus trouble, et d’autant plus humain. C’est donc dans cette vase de pages, addictives comme une substance, où la noirceur n’est dénuée ni d’humour ni d’une certaine logique, que le Lille des bars n’a jamais paru aussi concret, et où l’on plonge pieds et poings liés.
Nous sommes tous N.
Son parcours entre les bars et son studio miteux, noyé sous les pintes, ravive en nous quelques trajectoires possibles logées dans un coin de nos têtes : le worst case scenario. Éprouver une lassitude existentielle jusqu’à un total lâcher-prise est une idée qu’il est aimable de caresser, un peu comme celle qui nous dit qu’au pire il y a toujours les anxiolytiques.
Et N. en consomme allègrement sauf que N. trouve l’amour !
Il rencontre Irène, une prof de piano qui, sentant sa périssabilité rôder, va, dans un geste désespéré, s’enticher de ce menteur professionnel, comme si, au bord d’un précipice, elle s’accrochait à la dernière branche. Une branche pleine de ronces, qui va, comme l’annonçait l’incipit, la conduire à sa perte.
« Irène revient de son cours de tango. Encore une cinglée, tu penses. Elle s’assied sur la dernière chaise, celle qui est à côté de toi. Elle a quarante ans et des collants bleus. Ses cheveux sont déjà blanchis, mais elle est belle. Chacun son odeur : toi, tu sens l’alcool, Louise la sueur, Malo la chance et Irène la sueur. »
Le livre nous embarque dans la chute d’un homme sans remords, à qui la vie ne fait que des sourires gênés.
Entre Série Noire (Alain Corneau, 1979) – dont le clin d’œil à Dewaere est cité dans le prologue – et Seul contre tous de Gaspar Noé, le livre nous embarque dans la chute d’un homme sans remords, à qui la vie ne fait que des sourires gênés. Et quand elle se met à lui montrer les dents, c’est pour mordre.
« Tu es dans le bus, une jeune femme blonde monte avec sa copine (brune). Elles portent, toutes les deux, l’un de ces tee-shirts qui laissent voir le nombril. La blonde s’enquiert de ses horaires de travail et en fait profiter tout le monde […]. Elle est de ceux qui savent superbement ignorer la présence d’individus qui se contrefoutent de leurs histoires. »
Les phrases sont à l’os. Dans un style drôlatique, Zinet déploie son sens de la formule. Elle est contrastée, burlesque, contracte l’essence philosophique de Cioran avec l’humour d’un Bukowski – dont il se revendique.
«Sur un banc, une fille à l’accent belge chante une chanson espagnole. C’est l’équivalent d’un couscous à la truffe mais elle joue bien. In extremis, tu ne lui souhaites pas la mort »
Vous vous dîtes éventuellement, des déambulations au Picon bière et un meurtre prévu depuis la première page, n’est-ce pas un peu léger pour faire sensation à la rentrée ? L’évidence saute aux yeux : on a du mal à prendre plus d’une heure à finir l’ouvrage tant il nous colle aux tripes.
En somme, N. est un inquiétant personnage qui infuse en nous de la joie. On pourrait trouver cela paradoxal, mais j’ai remarqué, passant en revue mes goûts, que ce qui est communément vu comme inquiétant me rassure.
C’est précisément dans ces zones-là, troubles oui, que je me sens le mieux. Ce qui inquiète, aide, converge à produire l’essence de ce qui fait art. L’art inquiète et doit être inquiétant. Et si je suis si aise auprès des œuvres qui provoquent ce sentiment, c’est que je n’ai pas de problème avec l’art en général. Ce sont des notions inséparables, et si l’on se sent d’outrepasser cette littérature, d’ignorer ces auteurs, on s’éloigne de l’art et du monde par le même train.
- Une trajectoire exemplaire, Nagui Zinet, “Joelle Losfeld,” Gallimard, 2024.
- Crédit photo : Nagui Zinet © Francesca Mantovani/Gallimard
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