Minh Tran Huy

Minh Tran Huy : écrire pour combler les silences 

Après deux textes de non-fiction consacrés à ses fils, Paul et Serge, Minh Tran Huy regarde cette fois-ci derrière elle. Dans Ma grand-mère et le pays de la poésie, elle se souvient de son enfance auprès de ses parents, de son frère, de sa sœur, mais aussi et surtout de sa paternelle, portant en elle toute une contrée, toute une histoire.

L’esprit de sa jeunesse imprègne ses romans, souvent centrés sur une adolescente aux origines vietnamiennes, bonne élève, rêveuse et discrète se nourrissant de contes, adoucissant un présent amer en y instillant des détails d’un autre temps, d’un autre lieu, aux confins de l’imaginaire. Ici, elle lève donc un pan du voile, se défaisant de la fiction pour plonger les mains dans la terre, exhumer ses racines et rendre un vibrant hommage à son aïeule, à ses silences et à ses sourires, à ses attentions étouffantes mais pleines d’amour. Déjà présente dans l’ombre de ses romans, la silhouette de est cette fois au cœur de Ma grand-mère et le pays de la poésie. L’autrice s’adresse à elle, achevant d’inviter les lecteurs dans son propre passé pour mieux rendre hommage à cette dame vénérable à la vie jalonnée d’épreuves tues. 

Au-delà du récit d’une enfance entourée de panneaux de laque et de roses, Minh Tran Huy essaie de saisir qui était avant, de lui redonner l’âme de sa jeunesse, l’essence qui était la sienne quand sa petite-fille n’existait pas encore. Cette dernière se défait donc de la tendance naturelle qu’ont les enfants à oblitérer ce qui est advenu avant leur naissance et narre par bribes le lourd passé de sa grand-mère. 

« Il ne me vient [alors] pas à l’idée de t’interroger sur ta vie présente ou passée : la première se confond avec la mienne, la seconde est presque impossible à concevoir pour la fillette que je suis – je n’imagine pas plus ton existence sans moi que mon existence sans toi. »

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Superposer les contes à la réalité 

Le Vietnam du sang, des contradictions et des répressions remplace donc le Vietnam d’émeraude que l’écrivaine invoque dans ses livres, puisque sa a connu les années noires, le communisme qui fissure les foyers puis les fracasse, ses deux frères devant chacun allégeance à deux camps bientôt ennemis. Au-delà de l’hommage de Minh Tran Huy à sa grand-mère, la fraternité a d’ailleurs une place toute particulière ici, comme si ce thème était rémanent dans le destin de la famille de l’autrice, s’invitant génération après génération pour devenir un refrain entêtant. L’histoire de ses grands-oncles est glaçante et elle l’avait déjà relatée dans un autre de ses textes. Elle-même a une sœur, et les relations sororelles font partie intégrante des Inconsolés, rivalités, jalousie et douleur en découlant. Désormais, elle est la mère de deux fils, deux frères qui ne peuvent pour le moment vivre ensemble en raison de l’autisme de l’aîné. Les contes vietnamiens qui reviennent encore et encore dans ses livres, imprégnant son encre et son imaginaire, si souvent centrés sur deux frères que tout oppose, semblent ainsi avoir déteint sur la vie de Minh Tran Huy et, comme dans ses romans, avoir dilué leurs couleurs dans le monde réel. 

Minh Tran Huy lève un pan du voile, se défaisant de la fiction pour plonger les mains dans la terre, exhumer ses racines et rendre un vibrant hommage à son aïeule.

Elle l’écrit d’ailleurs, racontant sa désillusion lorsqu’elle a rencontré le vrai Vietnam, celui des tuyauteries défectueuses et de la chaleur moite et écrasante, de l’eau glacée et des ampoules qui grillent à peine allumées, des façades trop pâles et des « trottoirs fendus ». Ce serait donc à « [elle] de créer la Merveille qu’[elle] avai[t] guettée en vain pendant tout le séjour ». 

Des destins liés et des liens déliés  

Plusieurs passés se font donc écho, celui de Minh Tran Huy et celui de sa grand-mère dont elle reconstruit au présent certaines facettes, réconciliant celle qu’elle connaît et toutes celles qu’était aussi sa . Cette démarche l’amène nécessairement à s’interroger sur son écriture, peut-être née des silences, plus « culturel(s) que famili(aux) », dit-elle. 

« Peut-être poursuivons-nous des chemins qui vont de pair, et n’existeraient pas l’un sans l’autre ; peut-être n’aurais-je pas pris la plume, si tu n’avais pas refusé de prendre la parole ; peut-être mon entreprise ne fait-elle que redoubler la tienne, mes mots voulant comme tes gestes préserver ce qui subsiste de mon grand-père et de mon arrière-grand-père : les bribes de leur histoire, plus fragiles et friables encore que leurs os blanchis ramenés au jour pour être aussitôt remis en terre. »

Née dans la culture vietnamienne, nourrie de pâtés impériaux, de riz gluant, de « poulet au caramel », de bangs chungs et de banh day, bercée par la musique de la langue, Minh Tran Huy a pourtant perdu les mots au fil des ans, le français remplaçant le vietnamien dans sa manière d’envisager le monde. Cela a achevé de l’éloigner de sa grand-mère qui ne parvenait pas à faire siens les sons et les sens de la langue de Molière. Ses mots n’ont ainsi jamais pu être lus tels quels par sa , ses hommages discrets mais prégnants rendus insaisissables par une barrière impossible à franchir.

  • Minh Tran Huy, Ma grand-mère et le Pays de la poésie, Flammarion, 2025. 
  • Crédits photo : ©JulieBalagué, Magazine Le Monde.

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