Sous l’impulsion d’Emmanuel Caroux, les éditions Lurlure viennent d’inaugurer une nouvelle collection poétique à destination première des enfants : P’tits papiers. Ce nouveau catalogue s’ouvre par une publication à quatre mains, La Table du poème, écrite par Milène Tournier et illustrée par Charlotte Minaud. Si l’on aurait pu craindre la tentation de la comptine enfantine, voire le désir sous-jacent d’ânonner d’éventuelles récitations à l’école, il n’en est rien ici. En effet, tout lecteur qui prendra le temps de s’installer à la Table du poème comprendra que le défi que relèvent les deux artistes est double puisqu’elles écrivent autant à hauteur d’enfants qu’à oreilles d’adultes.
Qu’est-ce donc que cette poésie qui approche l’enfance sans s’éloigner de l’adulte qu’elle avait déjà apprivoisé à d’autres occasions ? Comment écrire aux enfants pour que les adultes aient le désir de s’installer au bord du même banc pour partager avec eux une lecture poétique ?
Écrire des poèmes à hauteur d’enfant : choisir la bonne table
« J’ai approché une chaise
De la table du poème,
Si bien qu’il y avait, maintenant,
Au milieu du poème,
Une table, une chaise,
Qui paraissaient attendre
Que quelqu’un vienne
Écrire un poème. »
La poésie est une approche du monde. Elle permet d’appréhender le réel, de le palper et de rendre sa forme tangible et, parfois, malléable. Pour autant, n’allez pas croire qu’elle est toujours accessible ; elle nécessite un véritable travail du poète, à la table, comme d’autres façonnent à l’établi et donnent forme – littéralement – à des objets. Ici, le travail se fait à quatre mains et rien ne sert de s’essayer à comprendre comment lesdites mains se combinent puisque les deux chronologies seraient toutes deux aussi belles l’une que l’autre : d’abord le dessin, après le poème, ou bien l’illustration d’abord et les mots ensuite.
À la manière d’un enfant qui crée un monde dès qu’il dit et écrit, les illustrations réalisées par Charlotte Minaud semblent s’installer au bord du poème à la manière d’un instantané que l’on a rendu vivant par son geste vif et immédiat et dont la vie, au moment où on le regarde près de la table du poème, vient à peine de s’absenter.
On aurait pu redouter une sorte d’Exercices de style auxquels se serait livrée Milène Tournier dans ce recueil et qui aurait pu, à la façon d’un Queneau, s’amuser d’une forme pour tenter de l’épuiser. Mais la forme d’un poème n’est jamais la même dès lors que l’on prend le temps de l’observer à hauteur d’enfants ; c’est un kaléidoscope que l’on s’amuse à tourner et retourner face au soleil (et la lampe de poche prend le relais puisque l’histoire qui nous est lue est là pour nous réconforter avant une nuit seul avec nos propres rêves). C’est ainsi que le recueil arpente et explore différentes formes, un peu à la façon d’un enfant qui s’essaie à dessiner les choses et qui, régulièrement, revient à des modèles qu’il aime et auxquels il se lie. Il n’est alors pas question de copier ou plutôt, de re-produire ; c’est qu’on se plaît aisément à s’approcher des personnes que l’on aime tout en restant à distance respectueuse. Alors, au détour d’une page, Francis Ponge semble s’être assis près de nous pour observer et réciter un poème (les objeux, comme il aimait les désigner). Sur une autre, c’est la brièveté intense du haïku qui semble nous parvenir, à moins que ce ne soit une holophrase, c’est-à-dire un condensé de plusieurs mots qui, en s’unissant, invoque toute une réalité entière.
« Fais-toi cadeau d’un poème
Sans poème :
Voilà.
Ici.
Le poème est là. »
Au plaisir de dire : l’écriture involontaire des enfants près des proches oreilles
« Tu veux une à quoi ?
— Une glace au soleil »,
A répondu l’homme naturellement »
Le monde des enfants évolue quelquefois entre oxymores et antithèses. Il est fait d’oppositions qui cohabitent et se jouxtent. De ces contraintes apposées ressort souvent une espèce de poésie immédiate qui vient cogner à l’oreille des adultes tant la fulgurance de l’imagination permet de réapprivoiser un regard qui s’était peut-être installé commodément dans certaines visions (d’aucuns diraient certains clichés) ; c’est ainsi que l’enfant se fait poète. En proposant aux adultes de s’installer à la table du poème avec elles, Milène Tournier et Charlotte Minaud invitent les lecteurs à laisser s’échapper la poésie des enfants à travers leurs propres bouches. Il ne serait pas faux d’imaginer que le soleil frappe et que c’est son geste mal intentionné qui provoque des « coups de soleil ». D’une façon toute aussi bouleversante, il demeure important de réfléchir à la réponse que l’on peut apporter à un enfant lorsque celui-ci nous demande, à la mort d’un parent, s’il est mort « pour la vie ».
Comme si chaque page était une invitation à participer à la fabrique du monde, à dénouer et renouer les fils invisibles qui relient l’enfant à l’adulte, le réel à l’imaginaire, et le tangible à l’indicible.
L’invitation au voyage que formulent les deux artistes entre mots et tableaux permet de prendre le temps non pas tant d’apprivoiser le monde qui nous entoure, à le réinventer ou à le redécouvrir mais plutôt à écouter les ouvertures dans le réel poétique que permettent des mots employés à hauteur d’enfant. De ce fait, tous les présents employés goûtent au plaisir d’être vérités générales, ne serait-ce que le temps d’une lecture partagée : « Un corps, c’est un bout du monde. »
La réalité est toujours une construction et pour l’affronter, les poètes et enfants ont besoin d’en inventer la recette, fût-elle simplement un mythe rassurant. C’est pour cela que l’enfant comme l’adulte à la table près de la nuit inventent ensemble des histoires et qu’ils se les racontent pour les mieux vivre, quand bien même ils savent tous deux qu’ils devront s’abandonner au sommeil et affronter la répétition première d’une séparation inéluctable qu’ils devront vivre un jour, pour de vrai. « La peur se mélange au sommeil / Et ça fait nos cauchemars. »
Mais imaginer et écrire qu’on imagine revient aussi à pré-vivre, comme certains oracles, parfois, pré-disent les pires évènements à celles et ceux qui les redoutent mais qui, pourtant, retournent régulièrement les consulter :
« Quand à la fin on est mort, ce sera, le monde,
Comme être malade et
Passer devant l’école
Vendredi midi et, sans rien voir,
Entendre tous les cris
Ne faire qu’un seul grand bruit. »
Contenir tout un monde sur une seule table : le poème comme vivarium
Le poème, autant qu’un lieu d’écriture, est un poste d’observation. Il recrée un environnement et tente de le répliquer, à l’identique, pour nous le donner à regarder. Même lorsque ce que l’on observe nous fige, la voix de l’enfant parvient à affronter une réalité en nous en renvoyant à une autre : le monde évoluera toujours en maintenant la permanence de certains repères à partir desquels nous saurons reconnaître une stabilité rassurante.
« Un chat est entré
Qui n’était pas mon chat
Car de chat je n’ai pas.
Le un chat et moi
Nous sommes regardés –
Il s’est assis
Où j’écrivais.
*
Le chat mort
Est aussi, et tout autant,
Un chat blanc. »
Milène Tournier et Charlotte Minaud jouent précisément de ce décalage des perceptions et des interprétations entre l’enfant qui interroge et l’adulte qui nomme, inversant fréquemment les rôles afin que le lecteur ne cherche plus à identifier l’origine de la parole poétique : la poésie est là de tous et pour tous.
« Chaque fois que nous passions en voiture devant l’abribus,
L’homme était là et mon père me le montrait :
L’homme qui toute la journée attend le bus sans le prendre.
Et si je m’en étonnais fort,
N’y avait-il pas en fait l’autre possibilité
Que, lui aussi, nous voyant passer, pense :
Voici les deux
Qui toute la vie sont
Dans leur voiture ! »
Au fur et à mesure de la lecture de ce recueil, les figures d’adultes et d’enfants semblent s’être réunies. Si les adultes commençaient à bredouiller de la poésie dans certaines de leurs réponses, ils finissent par accepter de l’incarner pleinement tant dans leurs gestes que dans leurs mots. De la même façon, Milène Tournier et Charlotte Minaud parviennent à brouiller les frontières entre illustration et poème comme si elles s’étaient toutes deux installées à la table ensemble pour mieux désigner et dessiner les réalités qu’elles nous offrent. Le recueil devient alors une véritable ode à la cohabitation poétique.
« Parfois sur Terre un bébé naît Que ses parents peuvent mesurer Entre chacun une main Et montrer, ensuite, à leurs amis, Venus voir le bébé – mais bébé dort : « Il est comme ça », en mettant elle sa main et lui sa main aussi. » | « Parfois au ciel part une très vieille personne Qui laisse Paquet de souvenirs et Juste nos mains. » |
C’est ainsi que les poèmes écrits les uns à la suite des autres semblent s’organiser et se réunir autour des illustrations un peu comme s’organise logiquement et esthétiquement une mappemonde qui parvient à équilibrer les continents et les océans, les mots et les traits. « Couchés au ciel, / La terre, / nous sera un ciel ».
Milène Tournier et Charlotte Minaud condensent toutes les existences dans les P’tits papiers que leur offrent les éditions Lurlure, comme si chaque page était une invitation à participer à la fabrique du monde, à dénouer et renouer les fils invisibles qui relient l’enfant à l’adulte, le réel à l’imaginaire, et le tangible à l’indicible. Les poèmes et les illustrations, tels des échos, s’enlacent et se prolongent, dansent et s’arrêtent pour contempler l’instant d’une fulgurance. C’est un jeu du temps qui traverse les pages, un temps qui « a commencé / Avant », que les poètes et les lecteurs tentent d’apprivoiser à coups de mots et de crayons, sans jamais le figer, comme on jouerait avec un sablier où le sable ne cesse de changer de forme.
La poésie, ici, devient un geste d’équilibre fragile et profond, un art de porter l’existence comme on porterait une main tendue. « Tu prends ma main, / On dirait / Que tu la portes. » Ce simple geste, qui semble si naturel à l’enfant, rappelle à l’adulte la densité des moments suspendus, leur beauté parfois incongrue, mais toujours essentielle.
« La mort est après la vie qui est après
Un long moment où l’on n’existait pas… »
Cette tentative de « coiffer / La grande tignasse / L’existence de tout » résume la force du recueil : une poésie qui embrasse le monde dans lequel nous cohabitons. Milène Tournier et Charlotte Minaud le rendent accessible, immédiat, presque ludique, comme un puzzle dont les pièces s’ajusteraient sous nos yeux émerveillés.
- La Table du poème, Milène Tournier, illustrations Charlotte Minaud, Éditions Lurlure, novembre 2024.
- Crédit photo : ©Rémi Tournier.
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