Professeur et écrivain franco-vénézuélien, Miguel Bonnefoy signe avec Le rêve du jaguar une épopée familiale fabuleuse aux consonances exotiques et donne à lire des destinées individuelles entrelacées à celle du Venezuela.

L’histoire qui nous est narrée est celle d’une famille, depuis la naissance du petit Antonio Borjas Romero, confié à une femme muette et miséreuse, jusqu’à son décès, en passant par sa rencontre avec Ana Maria, sa muse qui ne l’épousa qu’en échange de mille histoires d’amour, ainsi que la naissance de leur fille, Venezuela, puis de leur petit-fils, Cristobal. Antonio entame, après avoir notamment fait office d’homme à tout faire dans un lupanar haut en couleurs, une ascension sociale fulgurante amorcée par une scolarisation tardive, devenant un chirurgien reconnu puis recteur d’université. En toile de fond, le romancier nous décrit l’histoire politique du Venezuela, ses coups d’État et sa dictature. Chaque descendant prolonge l’épopée, dans tout son caractère et sa singularité. Cette longue aventure fabuleuse évoque sous bien des aspects celle rédigée par Gabriel García Márquez, Cent ans de solitude, il y a bientôt soixante ans. Miguel Bonnefoy semble reprendre le flambeau avec brio, insufflant à son œuvre le réalisme magique de ses prédécesseurs latino-américains.
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Le rêve du jaguar, héritier du réalisme magique
Théorisé au XXe siècle, le réalisme magique présente la particularité de mêler du réalisme, voire du naturalisme, donc une peinture des comportements humains, des rouages de la société, mais aussi des enjeux politiques et historiques, avec le merveilleux et le fantastique. Parmi les auteurs adeptes de cette ambiance romanesque, on peut citer le Mexicain Carlos Fuentes, l’Argentin Julio Cortázar ou l’emblématique colombien Gabriel García Márquez évoqué précédemment.
Le roman de Bonnefoy en remplit effectivement tous les critères. Un cadre historique – et même partiellement autobiographique – et géographique marqués et une portée politique, agrémentés d’éléments qui convoquent l’imagination, l’onirisme et le mythe. Les croyances locales sont exploitées et coïncident avec le contexte politique et la destinée personnelle des personnages. Riche d’une histoire politique mouvementée, la fabula du roman s’étend sur une période temporelle considérable, de génération en génération, d’Antonio à Cristobal, et voit le Venezuela s’effondrer puis renaître de ses cendres. À Maracaibo, ville-hôte de cette fresque, l’on voit passer la première femme médecin, puis des avortements clandestins et l’édification d’une université.
“Il ne trouva aucun mot, ni pour sa femme ni pour sa fille, comme si le doux torrent de cet instant l’avait purgé de toute langue. Ana Maria prit alors la parole. Au milieu du vacarme assourdissant de la rue, elle répondit d’une voix ferme :
— Elle s’appellera Venezuela.”
Étroitement liée à la petite histoire de chacun des personnages, la grande histoire du Venezuela s’écrit page après page, au gré des chutes des régimes politiques en place.
“Jamais la pensée ne lui avait traversé l’esprit que la corruption puisse croître à ses côtés, fille de l’excès, dans le terreau humide des révolutions, nourrie par ceux qui la combattaient, dans les bureaux même où l’on clamait sa destruction, dans la bouche des dirigeants les plus progressistes.”
Excellent conteur, Miguel Bonnefoy cumule création d’une fable épique et beauté de la prose. L’on visualise alors ce papillon gris annonçant la mort, ou encore les journées s’étirant avec délice à l’ombre des manguiers. Y sont retranscrits, aussi, l’attirance pour l’exotisme à travers le personnage de Venezuela, deuxième maillon générationnel, mais aussi et surtout l’attachement et l’amour pour la terre natale. L’on en conclut que, pour notre famille Borjas Romero, malgré l’attrait de ses membres pour l’aventure et l’indépendance, ils seront toujours, comme par magnétisme, ramenés à Maracaibo.
Le rêve du jaguar constitue aussi une mise en abyme du métier d’écrivain.
Le rêve d’un écrivain
En creux, toutefois, outre l’épopée familiale et politique qu’il représente, Le rêve du jaguar constitue aussi une mise en abyme du métier d’écrivain. Représenter le temps qui passe, les fluctuations des régimes politiques, des guerres, des dictatures, traduire les mythes, les croyances et les légendes propres à chaque peuple, relater l’inconstance de l’être humain, n’est-ce pas là le propre du conteur ? Cristobal, dernier maillon de la chaîne générationnelle que cette fresque retranscrit, est le levier qui actionne ce jeu de dédoublement : propulsé dans la mise en scène de son histoire, le lecteur en a oublié de se demander qui la lui raconte. Le mécanisme se referme alors sur lui lors des dernières pages, le lecteur est pris dans le redoutable piège de cette machine narrative. La puissance du Rêve du jaguar réside finalement dans le décloisonnement opéré par Bonnefoy entre la figure du narrateur, celle du conteur et celle de l’écrivain, si bien que le lecteur ne sait plus que penser : celui qui raconte, est-ce alors l’un des trois, tous à la fois, ou peut-être cela n’a-t-il pas d’importance ?
Un écrivain doit savoir raconter sa propre histoire, celle de son époque et de sa terre, de façon aussi universelle qu’individuelle… tout en s’effaçant pour faire oublier au lecteur qui est celui qui narre. C’est ce que réussit avec brio Miguel Bonnefoy en faisant flamboyer de son écriture l’Histoire vénézuélienne, mais aussi la sienne. Profondément enraciné dans la tradition littéraire latino-américaine, Le rêve du jaguar fait resurgir exotisme, révolte, mythe et courage dans le paysage littéraire français contemporain.
- Miguel Bonnefoy, Le rêve du jaguar, éd. Payot & Rivages, 2024.
- Crédit photo : © Frédéric Stucin
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