Mazùt : dans le cirque de l’aliénation du travail 

Mazùt, le spectacle créé le 3 juillet 2012 au festival Montpellier Danse par la compagnie franco-catalane Baro d’evel et présenté aux Bouffes du Nord à Paris, constitue l’un des actes fondateurs de la compagnie, portée depuis plus de dix ans par une écriture hybride, par l’exploration de nouveaux univers musicaux et par une interrogation, onirique et merveilleuse, sur notre présent, abîmé, malade et, sous bien des aspects, aliéné. Dans Mazùt, les deux comédiens en scène qui reprennent les rôles initialement campés par les deux auteurs, Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias, questionnent l’aliénation du travail, dans ses formes nouvelles, ses gestes récents et sa novlangue même. 

Au son d’une musique orientale lointaine et étouffée comme sortant d’un vieux poste de radio d’un autre temps, les spectateurs pénètrent dans la salle. Et tout commence par un « zùt », dont les trois lettres à l’encre noire sont écrites sur des cartes affichées dans le fond du plateau. Cette interjection qui souligne le dépit, ce « zùt » deviendra vite « Mazùt » soulignant d’emblée à la fois la grande malice du spectacle, autant que la profondeur de son propos : celui du constat affligeant d’un monde en péril marqué par la surexploitation des hydrocarbures, où pullulent les entreprises du rien, les corporations de l’aliénation et les sociétés de la vanité où, en robots, tous les jours on travaille et où on exerce des métiers sans sens ni nouveauté. 

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Mazùt, la corporation de transformation, propose de retrouver l’animal qui sommeille en chacun de nous, un peu cheval et un peu chien parfois, de faire de cet état instinctif l’occasion d’un retour à la présence à autrui comme à soi. 

Mazùt, la corporation de transformation, propose de retrouver l’animal qui sommeille en chacun de nous

Une fable kafkaïenne 

À la fois par ce qu’elle raconte : la transformation intermittente de deux collègues de travail en animaux, et par ce qu’elle suppose d’absurde, la pièce Mazùt mêle le thème de la métamorphose cher à Kafka à celui, tout aussi cher au Pragois, du non-sens. Tour à tour des Gregor Samsa puis des Joseph K., Julien Cassier et Valentina Cortèse qui campent les rôles du patron et de ce qui semble être sa secrétaire nous précipitent dans une farce grotesque, faite de répétitions, de rengaines entêtantes et de routines abrutissantes. L’humanité qu’ils représentent est au supplice, asservie par des tâches insensées, que symbolise bien la valse des dossiers et cartes que les deux comédiens déplacent et trient mécaniquement, et un quotidien sous pression rendu par les gouttes, toujours plus nombreuses qui tombent du plafond avant de résonner, comme un nouvel instrument de torture, au cœur de récipients en métal qui en amplifient la détonation, formant la partition musicale de l’aliénation du monde contemporain, et en particulier de celui du travail. 

Sous le néant, l’être charnel et animal 

Dans une scénographie toujours en mouvement, les deux comédiens finissent par s’engloutir sous une immense toile faite de papiers collés, partant à la recherche de ce qu’ils ne savent pas nommer mais qu’ils sentent hurler, comme des chiens-loups dans un clair de lune onirique, au plus profond d’eux-mêmes. Émerge alors un animal immense, dont la tête de cheval trône au milieu de la toile, laissant deviner l’acrobatie des deux artistes circassiens. Car si le corps est un outil des deux comédiens, il est aussi un langage à part entière, à même de traduire, par des roulades et des numéros d’équilibre, le déséquilibre et l’effondrement de ceux qui cherchent à renouer avec leur propre corporéité, avec leur propre incarnation. Faisant, Julien Cassier et Valentina Cortèse prêtent leur corps et leur voix à une humanité au bord de l’implosion, à la recherche désespérée d’une tendresse câline et toute primitive, de l’animal ou de l’enfant qui ne parlerait pas encore. Ce corps qui opprime et enferme devient rapidement l’occasion du retour à une souplesse perdue et à une grandeur oubliée, manifestant la précision et la maîtrise, toute vertigineuse, de deux interprètes. Le corps redevient pure jouissance du mouvement, la voix, une succession de cris où seule la musique compte, faisant fi du sens. Car, dans un monde sans queue ni tête – sinon une tête de cheval et une queue de chien – quel sens pourrions-nous encore trouver dans la ribambelle des mots et les kilomètres d’encre qui coulent, comme à la fin du spectacle, lorsque nous cherchons à tout prix à figer les mots sur le papier et à enfermer coûte que coûte le sens dans la matérialité d’une feuille ? Une interrogation en suspens jusqu’à la découverte de la nouvelle création de la compagnie Baro d’evel, Qui som ? au festival d’Avignon 2024.

• Crédit photo : © François Passerini

• Mazùt, du mercredi 22 mai au dimanche 2 juin 2024 au Théâtre des Bouffes du Nord à Paris
• Auteurs et metteurs en scène : Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias 
• Artistes interprètes : Julien Cassier et Valentina Cortèse
• Collaborateurs : Benoît Bonnemaison-Fitte, Maria Muñoz et Pep Ramis 
• Création lumière : Adèle Grépinet
• Création sonore : Fanny Thollot
• Création costumes : Céline Sathal
• Travail rythmique : Marc Miralta
• Ingénieur gouttes : Thomas Pachoud
• Construction : Laurent Jacquin
• Création le 3 juillet 2012 au festival Montpellier Danse