May December : Vertigo, éternellement

May December de Todd Haynes maquille un drame ordinaire en thriller et fait de ses actrices aux carrières éclatantes des femmes embourbées dans leurs névroses.

May December
Affiche de May December

Elizabeth, actrice de second rang en pleine préparation d’un film, se rend dans la ville de Savannah, en Géorgie, pour y faire la rencontre de Gracie, une quinquagénaire (ou sexagénaire) qui fut au centre d’un fait divers qui défraya la chronique dans les années 1990. Alors épouse et mère, elle avait eu une relation avec un jeune collégien, Joe, avec lequel elle a depuis construit une nouvelle vie de famille. Bien que le synopsis du film dévoile immédiatement l’information fatidique, l’âge de Joe lors des faits, Todd Haynes ne cesse, au contraire, d’égarer le spectateur dans une sorte de tunnel temporel. Le mystère qui entoure les âges de Joe et Gracie (celui de cette dernière ne sera d’ailleurs jamais révélé), l’année durant laquelle se déroule l’intrigue (nous ne sommes pas en 2024) ou bien la durée de leur mariage : tous ces nombres et ces dates cachés se dévoilent au fur et à mesure du récit, comme pour nous faire mieux comprendre que la réalité d’une telle affaire est toujours plus complexe qu’il n’y paraît. May December est un film d’illusions. De prime abord, Joe ne se considère pas comme victime de l’acte pédophile de Gracie, tandis que cette dernière se noie dans la préparation compulsive de gâteaux pour mieux oublier sa vie détruite par les médias. Cependant, l’intelligence du film vient de la position trouble d’Elizabeth. Tandis qu’elle nous est présentée comme narratrice/enquêtrice, comme celle qui va peu à peu découvrir la vérité à retranscrire à l’écran, son égocentrisme et sa cruauté vis-à-vis des autres personnages va faire basculer le récit. Haynes ne réalise plus uniquement le portrait de ce couple supposément immoral, mais aussi celui d’une actrice impitoyable, perdue malgré elle dans une quête de réalisme illusoire.

Sueurs Froides

Dès qu’un personnage tente de se métamorphoser, de devenir un autre personnage, c’est comme un réflexe, Hitchcock et Vertigo nous viennent à l’esprit. Mais, contrairement à Judy qui parvenait, d’une certaine manière, sous la houlette de Scottie, à se muer en Madeleine, Elizabeth ne devient qu’une pâle copie d’une Gracie que, finalement, même le spectateur ne semble jamais vraiment saisir. Poussant sa méthode d’actor studio jusqu’au summum du ridicule dans une scène maniériste où elle tente de simuler l’orgasme de Gracie dans la réserve de l’animalerie (lieu anti-spectaculaire dans lequel l’acte « immoral » a été consommé), Elizabeth, parangon d’autocentrisme, ne parviendra jamais à incarner son modèle. La mise en scène de Todd Haynes ne cesse de s’amuser de cette transformation défectueuse : occurrences de miroirs, séquence troublante de maquillage ou plan symbolique d’un insecte en train de muer, tout y passe mais rien n’y fait. Le second degré de ces quelques scènes atteint d’ailleurs son paroxysme dans ce long plan-séquence d’Elizabeth, face caméra, qui répète une scène du film à venir, comme pour convaincre le spectateur de la nécessité de son enquête. Son visage se contorsionne, tente de reproduire vainement les mimiques de Gracie, mais il n’en ressort que malaise et fausseté. Nous ne pouvons alors que reconnaître le talent de Natalie Portman, interprétant avec justesse cette piètre actrice bien plus obnubilée par son propre reflet que par sa supposée démarche de retranscription de la réalité. Par ailleurs, l’on comprend à la fin du film, sur le plateau de tournage, tandis qu’Elizabeth est en pleine représentation, que cette quête de vérité relève d’un fantasme de comédienne médiocre. Le réalisateur a transformé la banalité criante de vérité de l’animalerie pour la remplacer par une scène de mauvais goût ou Elizabeth, redoutable prédatrice, manipule un serpent entre ses mains.

Todd Haynes ne cesse d’égarer le spectateur dans une sorte de tunnel temporel.

Bien que Todd Haynes soit habitué à mettre en scène des personnages féminins flamboyants (même Anne Hathaway, incarnant un personnage secondaire de Dark Waters, sublimait chaque scène dans laquelle elle faisait irruption), ce ne sont ni Gracie ni Elizabeth qui emportent avec brio le film, mais bien Joe. Surgissant dans le cadre comme le cliché du mari bedonnant de banlieue américaine, la profondeur de ses sentiments refoulés qui ressurgissent grâce aux questions d’Elizabeth transcendent le caractère méta de May December. La chrysalide de laquelle s’extirpe doucement le papillon est aussi la sienne. Enfermé dans cette relation moralement discutable qui lui a dérobé sa jeunesse, c’est le seul personnage à véritablement évoluer et remettre en cause la situation. La scène la plus déchirante du film semble anodine. Alors qu’il vient d’expérimenter pour la toute première fois les joies et les déboires de la weed, il s’effondre en pleurs dans les bras de son fils. Un trouble saisissant enveloppe le spectateur dans cette séquence à la fois très originale et d’autant plus dérangeante que Joe paraît physiquement aussi jeune que son fils. La mise en scène de Haynes, à la fois immobile et composée, ne cesse de nous dérouter. Entre rires gênés et tendresse pour cet homme déchiré, on ne sait jamais sur quel pied danser.

Transmission

Comme Dark Waters avant lui, May December symbolise une évolution dans le cinéma de Todd Haynes. Tandis que le premier film de commande, nous rappelait le Fincher de Zodiac, ce nouveau long-métrage fait lui aussi table rase des inspirations habituelles du metteur en scène. Son tropisme vers le cinéma étincelant de Douglas Sirk s’est lentement déplacé vers des cinéastes en apparence plus sombres tels que Robert Aldrich ou Joseph L. Mankiewicz. Mais, dès les premières minutes de May December, c’est plutôt à Brian De Palma que l’on pense. La relation confuse entre Gracie et Elizabeth nous rappelle le duel meurtrier de Passion, tandis que les envolées lyriques de piano qui vont inlassablement se répéter tout au long du film ravivent le souvenir des plus belles compositions de Pino Donaggio. Cependant, comme De Palma pervertissait le cinéma d’Hitchcock, Haynes détourne subtilement celui de De Palma. La musique, qui annonçait un thriller baroque, devient progressivement en décalage avec le récit, ne survenant qu’entre les scènes décisives et n’étouffant jamais les grandes révélations. Il est toujours particulièrement touchant d’assister à la transmission de chocs esthétiques et d’idées tout au long de l’Histoire du cinéma. Les photogrammes de la pellicule ne deviennent que matière première pour la suite, et nul doute qu’un réalisateur de demain rejouera la partition de Haynes. May December se termine comme le faisait le générique final de Body Double, sur un tournage risible. Et Haynes, bien que détournant ceux qui l’ont précédé, fait étrangement le même constat que l’œuvre entière de De Palma : le cinéma n’est que mensonge.

  • May December, réalisé par Todd Haynes, avec Natalie Portman, Julianne Moore et Charles Melton. En salles le 24 janvier.

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