Maxime Desgranges : « Il n’est jamais simple de répondre à ce problème : que fait-on de ceux qui nous ont offensés »

Il y a toujours ce moment délicat dans la vie d’une revue où un directeur demande à l’un de ses chroniqueurs  : « Dis, toi qui discutes régulièrement avec Maxime Desgranges, autre éminent collaborateur de cette revue, ne veux-tu pas mener un entretien absolument impartial sur son livre, À ceux qui nous ont offensés – Scènes de la vie judiciaire, qui vient de paraître au Cherche Midi ? ». Comme Maxime DesGranges n’est pas un garçon bête et que j’ai pris un plaisir (impartial, évidemment) à lire son livre, je crois que l’entretien n’est pas inintéressant à partager.

Maxime DesGranges, A ceux qui nous ont offensés - Scènes de la vie judiciaire

Hervé Weil : Parmi les affaires citées, beaucoup de délits s’avèrent liés à l’alcoolisme et aux affaires de violences conjugales. Est-ce de ta part un choix militant, pour mettre ces thèmes en avant ? Est-ce parce que ces sujets se prêtaient mieux à la forme et au ton de l’ouvrage ? Ou est-ce, tout simplement, la réalité judiciaire de la France contemporaine ?  

Maxime DesGranges : À vrai dire, aucune des trois. Un choix militant, surtout pas, c’est plutôt une question de récurrence des dossiers que traite le tribunal de Strasbourg en audience publique. Car il faut garder à l’esprit qu’une grande partie de la réalité judiciaire se joue à huis clos (affaires familiales, commerciales, mineurs, viols…). En comparutions immédiates plusieurs problématiques que tu indiques s’entremêlent souvent. Je n’apprends rien à personne en disant que l’alcoolisme est un fléau social dont les nombreux actes délictueux sont la conséquence directe. 

Ensuite, il ne s’agit pas de la France entière mais du Bas-Rhin. Le livre est situé territorialement : j’indique par exemple les patronymes, les accents. Strasbourg présente la particularité d’être une ville très cosmopolite ancrée dans une identité régionale bien marquée. Le livre essaye d’en rendre compte en montrant la diversité des profils des prévenus. Un autre tribunal donnerait sans doute à voir une réalité sociologique différente.

En matière de travail littéraire, le hasard ne fait évidemment pas partie de mon vocabulaire.

HW : Comment as-tu composé ton livre ? As-tu suivi un ordre chronologique ? As-tu disposé les scènes au hasard, ou bien cette composition obéit-elle à une logique souterraine ? 

MD : En matière de travail littéraire, le hasard ne fait évidemment pas partie de mon vocabulaire. La composition obéit donc à une certaine logique, qui est d’abord chronologique. Ma présence au tribunal s’étale sur presque six ans, avec de longues périodes d’absence. Comme j’ai commencé à prendre des notes dès le début, il s’agit presque d’un journal de bord, tenu certes de façon très erratique à l’exception des derniers mois.

Ensuite, il faut aussi dire la triste réalité des choses : il y avait tellement de dossiers de violences conjugales que j’ai parfois été obligé de les disséminer à différents endroits pour éviter l’effet de répétition, de lassitude. Comme le dit un juge : « C’est un puits sans fond. »

Enfin, de façon marginale et pour des raisons esthétiques, la composition a été parfois modifiée de telle sorte que certaines notes puissent tenir sur une seule page. Et j’ai veillé aussi à alterner par endroits des notes longues et brèves, par souci d’équilibre et d’harmonie.

HW : Dans ton avertissement, tu affirmes : « Bien que les notes qui suivent soient tirées de faits, de dialogues et de dossiers existants, ce livre doit être considéré d’abord et avant tout comme un objet littéraire ». Peux-tu donner les raisons qui te conduisent à affirmer avoir réalisé un travail littéraire et pourquoi il t’importe que ton livre soit considéré comme tel ?

J’aurais aimé qu’on reconnaisse la littérarité de ce travail, en effet. Or, j’ai découvert récemment qu’une grande librairie parisienne m’avait rangé au rayon « Humour », coincé entre deux recueils de blagues. On n’a pas toujours ce qu’on veut. Ce que je voulais indiquer par cet avertissement, c’est que je n’ai ni le sentiment d’avoir fait un travail journalistique, ni analytique (ni humoristique). Le titre, dont j’ai dû défendre la pertinence, était un premier indicateur. Puis, par le travail minutieux de sélection, de collage, de composition, de compactage des affaires, etc., j’opérais déjà, selon moi, un travail de création. Ce n’est pas prétentieux de dire qu’il s’agit d’un objet littéraire, comme si je cherchais à donner au texte un vernis de prestige supérieur à d’autres qualificatifs. Généralement, le livre est classé parmi les documents, témoignages ou avec les livres juridiques, ce qui est normal. Mais pour ma part, j’ai abordé ce projet par le prisme de ma sensibilité artistique avant tout. Ce qui n’est pas la préoccupation première d’une greffière qui rédige sa note d’audience.

 Quand on y regarde de près, un juge passe davantage de temps à prononcer des phrases comme « qu’elle aille niquer sa mère » ou « suceuse de bite molle » qu’à rappeler des articles du Code pénal.

HW : Violences conjugales, toxicomanie, alcoolisme : peu d’affaires incroyables ou incongrues. Était-ce important pour toi de rester au plus simple, au plus anecdotique et donc, par là, au plus proche d’une certaine condition humaine ?

MD : La commission d’un délit est toujours une effraction dans le cours tranquille de la vie en société. Elle est une expression de sa part chaotique. En ce sens, il y a toujours quelque chose d’incongru et d’incroyable dans une audience correctionnelle. Ne serait-ce que dans son dispositif même : une audience fait se télescoper, par la force des choses, plusieurs mondes étrangers les uns aux autres dans la vie ordinaire : celui des SDF et des notables, celui des cambrioleurs toxicomanes et des commerçants petits-bourgeois, et tous ces petits mondes, qui  l’espace d’un instant, s’adressent la parole, dans un mélange souvent étonnant et savoureux de registres de langues. Un juge passe davantage de temps à prononcer des phrases comme « qu’elle aille niquer sa mère » ou « suceuse de bite molle » qu’à rappeler des articles du Code pénal.

Enfin, je n’utiliserais pas le terme « anecdotique » ni celui de « simple » pour qualifier les affaires compilées dans le livre, qui, pour certaines, parlent de viols, de maladie, de grande précarité. L’anecdotique relève plutôt du tribunal de police où sont gérées les contraventions. Et le simple n’existe pas vraiment dans un tribunal, même quand les faits le sont. Ce sont les parcours de vie qui ne le sont pas, les personnalités, et les peines qu’on inflige. Il n’est jamais simple, quelle que soit la gravité d’une situation, de répondre à ce problème à la fois intime et universel : que fait-on de ceux qui nous ont offensés.

Au fond, seules deux choses étaient importantes pour moi : me taire, et être à l’écoute. Comme nous disposons aujourd’hui d’outils d’expression en ligne, savoir fermer sa gueule est une vertu qu’il faut réapprendre. Savoir être à l’écoute en est le corollaire, en plus d’être directement lié au travail littéraire : les dialogues romanesques sont de plus en plus mauvais car les écrivains entendent mal, écoutent mal. A ce titre, restituer l’oralité des échanges avec ce qu’ils comportent de fautes, donc d’incarnation, était important pour moi. Je voulais d’abord qu’on entende et qu’on voie (« qu’on voye », comme le prononçait d’ailleurs un juge, sans se rendre compte de ce qu’avait de touchant cette prononciation singulière), avant même qu’on comprenne. Comme je le dis dans la préface : ce livre n’est que parole et situations.

Décrire ces histoires dans le détail pour en comprendre les mécanismes, c’est mettre chacun face à ses responsabilités.

HW : Comme je le disais, il y a peu d’affaires exceptionnelles, du moins rapportées comme telles. Même Jean-Marc Reiser, condamné le 5 juillet 2022 à la réclusion à perpétuité pour l’assassinat de Sophie Le Tan, apparaît dans ton livre pour un autre dossier, plus anecdotique et dont l’objet n’est pas même cité. Seul un procès se détache nettement, selon moi, de l’ensemble :  celui de Jean-Michel Maulpoix, sur lequel tu avais déjà écrit un article pour Zone-critique et comme collaborateur pour Médiapart. 

Sans citer son nom, tu listes les termes violents et injurieux que l’écrivain a adressé à sa femme, avant de conclure ton texte par la phrase : « Un poète, lauréat du prix Goncourt de la poésie poursuivi pour violences conjugales » (p. 134). Que retiens-tu de cette affaire et que voulais-tu souligner par la forme de ton texte ? 

MD: Je ne voulais pas faire de cette affaire une exception. Au contraire, je voulais la mettre au même niveau que les autres, dont les auteurs sont anonymes, sans réputation. Comme le disait l’avocate qui conclut mon article pour Zone Critique : tout poète qu’il était, dans un tribunal, il n’était qu’un homme violent parmi d’autres.

Sa personne ne saurait non plus  se réduire à ces actes violents, ce qui serait injuste. Je ne voulais donc pas trop en faire autour de cette histoire. Pour les détails, il y avait les articles. L’élément que j’ai voulu relever pour le livre, c’était surtout le décalage, que je trouvais incongru, pour le coup, entre la grossièreté des insultes et la qualité de poète célébré pour sa délicatesse.

Je retiens beaucoup de choses de cette affaire à titre personnel. Pour ne pas être trop long, j’en citerai deux.

D’abord, la phrase d’un écrivain connu, prononcée à la suite de la condamnation de Maulpoix pour avoir, entre autres choses, frappé sa femme enceinte à coups de poing dans le ventre : « Il suffit d’avoir lu deux lignes de Jean-Michel Maulpoix pour savoir que ce n’est pas un homme violent. » Ca en dit assez long sur la cécité, le déni, la mauvaise foi d’une partie de la société concernant ces affaires de violences intrafamiliales. Ceci étant dit, je ne donne aucune leçon puisque c’est précisément ma présence quotidienne au tribunal qui m’a définitivement sensibilisé à ces problématiques, que je regardais d’assez loin auparavant.

La deuxième chose, c’est que j’ai constaté à cette occasion qu’une partie des gens continue de nous jouer le fameux sketch des Inconnus : « Ceci ne nooous regarde pas », en pointant du doigt, plutôt que l’homme violent, la « presse de caniveau » qui en parle. Au contraire, chaque affaire de violences regarde tout le monde : l’entourage, le voisinage, la famille, les collègues, les policiers, tout le monde. Et en parler, décrire ces histoires dans le détail pour en comprendre les mécanismes, c’est mettre chacun face à ses responsabilités. C’est un examen de conscience désagréable mais nécessaire.

https://zone-critique.com/critiques/joy-sorman-le-temoin

HW : Même si tu ne réalises pas à proprement parler un travail de fiction, on devine un souci de mise en scène et une attention particulière prêtée au choix des moments et des propos retenus pour composer l’ouvrage.

Penses-tu que le roman a encore quelque chose à apporter aujourd’hui et dans quelle mesure considères-tu que, face au genre romanesque, ton livre est une autre manière de faire de la littérature et donc, peut-être, de dire quelque chose du monde ? 

MD : La question de l’apport du roman aujourd’hui est trop complexe pour que j’y réponde en quelques lignes, d’autant que je continue de me la poser en ce moment. Deux choses quand même.

Premièrement, je constate que j’en lis de moins en moins, parce que j’ai souvent l’impression de perdre mon temps. Je le trouve ronronnant. Peut-être en partie à cause des conditions de production qui rendent difficile toute possibilité d’expérimentation, d’audace, de renouveau. Ou alors parce que ses figures tutélaires actuelles sont elles-mêmes dépressives et rabougries ? Or, seule m’attire la vitalité, l’énergie, la créativité. Et ce n’est pas dans le roman que je puise en ce moment ce qui me stimule ou me touche en la matière.

Deuxièmement,  je me suis déjà essayé à l’écriture romanesque. Dans le fond, ce n’est pas très difficile d’écrire un roman. Ce qui est très difficile, c’est d’en écrire un bon. Et au moment de débuter un nouveau projet, je ne me sentais pas le courage de me relancer dans l’écriture d’un roman râté et non publiable, ma spécialité. Pour une fois, je voulais sortir de ma zone de confort de l’échec. Il me fallait donc explorer autre chose, une forme différente me permettant malgré tout l’expression de ma sensibilité, ce que m’a permis la forme brève.

C’est une évidence de dire que la forme brève, que j’ai toujours appréciée, est une manière différente de faire de la littérature et que, en soi, elle ne vaut pas moins que le roman. Tout dépend ce qu’on en fait. Selon moi, les « Nouvelles en trois lignes » de Fénéon, qui parraine le livre en quelque sorte, sont une forme de littérature, qui vient du travail de la langue et d’un regard particulier posé sur le monde, deux choses basiques qu’on attend d’un écrivain. En ce qui me concerne, bien que je me sois efforcé de faire l’un et l’autre, je n’aurais pas la prétention de dire que je fais de la littérature (en revanche, mon livre dit quelque chose du monde, certainement), mais avec ce petit livre j’approche peut-être, tout doucement, d’une forme qui pourrait convenir à mon travail futur.

  • Maxime DesGranges, À ceux qui nous ont offensés : Scènes de la vie judiciaire, Le Cherche Midi, 23 mai 2024.

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