Marto Pariente : Breaking Bad à Guadalajara

Entre humour grinçant et violence crue, la Sagesse de l’Idiot, premier roman de l’espagnol Marto Pariente, est une virée déjantée au coeur d’un bled espagnol grangrené par le crime. Porté par un flic solitaire, dépassé et hématophobe, Mario Pariente nous offre un roman très noir où l’humour mordant rencontre une brutalité imbécile. Du sang des larmes et une ironie désespérée.

Les romans noirs qui font preuve d’un réel humour me semblent rares. Ceux qui vous attrapent par leur style, et cela dès les premières pages, sans un artifice quelconque, tout autant. Cette double ambition, La sagesse de l’idiot, premier roman de l’écrivain espagnol Marto Pariente, la porte à cent à l’heure le long de quatre-vingt-dix chapitres à l’intrigue minimaliste et à l’atmosphère tendue et violente.

Ascuas poussait entre des montagnes pelées et arides, sur la route des lacs de barrage. Une entaille, rien de plus. A peine une douzaine de rues tordues qui partaient de la place du village pour les petites veines éclatées sur le village des alcooliques.

Toni Trinidad : entre bouffonnerie et désespoir

Toni Trinidad est l’unique policier municipal d’un village perdu de la campagne de Guadalajara. Homme solitaire, il passe pour un simplet, ne fait pas grand-chose et s’en porte bien. Ceci d’autant plus qu’il s’évanouit à la vue du sang. Antithèse du flic urbain typique sa vie bascule dans un chaos inattendu lorsque son ami Triste est retrouvé pendu et que sa sœur Vega se retrouve embourbée dans des affaires de drogues nébuleuses. Aux prises avec une bande de psychopathes qu’on dirait sortie d’un épisode de Fargo (dont l’humour étrange et sombre a dû avoir d’influence sur ce récit), il ne pourra compter que sur son abnégation et sa propre violence pour s’en sortir. Qu’il devra aller chercher au fond de lui-même, tant il part de loin.

C’est seulement à ce moment-là qu’il a levé la tête pour me regarder. Qu’est-ce qu’il a vu ? Eh bien, un pauvre type avec un bandage sur son nez fraichement cassé et qui avait l’air de lui faire un doigt d’honneur avec l’attelle de son majeur, le tout en pyjama d’été. J’ai fait de mon mieux pour sourire derrière la vitre.

Roman choral à l’intrigue à la fois simple et déstructurée, la violence s’y exprime partout, à toutes les époques et chez tous les personnages, et surtout sous ses formes les plus absurdes. Marto Pariente a le ton truculent et une tonalité que j’ai trouvé proche de certains romans de Jean-Patrick Manchette ou de Patricia Melo. Ici aussi un humour sec, à froid, vient s’accorder à la violence noire et absurde que traverse les protagonistes.

Des vies en marge, gangrénées par les trafics

A l’arrière-plan, un univers de trafics divers, immobiliers, drogues, de grosses sommes d’argents sont en jeux. Le village est ici un simple lieu de transit, qui ne semble avoir été planté là que pour échanger de la drogue ou des valises de cash dans des casses de voitures perdues. Mais ça reste en arrière-plan. Marto Pariente ne développe pas davantage les réseaux ou les causes des trafics. Il se concentre sur comment ces crimes s’immiscent dans le quotidien des habitants de ces lieux, et comment ils en contaminent même les plus apathiques. Marto Pariente nous confronte à une sorte de réalité brute, où la corruption, le trafic de drogue et les crimes se mêlent intimement au quotidien des personnages. 

En sandales, croix en or autour du cou et chemise hawaïenne, il se mit à préparer une nouvelle ampoule. Eprouvettes, décanteurs, tubes à essai et boites de Petri. On ne lui avait pas demandé un suicide, comme pour le vieux. Il fallait que le cafard ait une crise cardiaque. Trinidad…Ça sonnait bien. Sady l’ajouta à la liste de possibles noms pour son chiot.

Une violence quotidienne, entre absurdité et réalité

On devine assez vite que la solution à ses ennuis viendra de sa capacité à surmonter son passé

Plus que de les décrire, c’est donc véritablement à faire sentir à quel point la frontière est poreuse et inextricable, entre la violence des bandes et celles des habitants de ces campagnes, à quel point elle conditionne leur existence. La Sagesse de l’idiot appartient à ces romans noirs ruraux, genre à la mode en ce moment, où les villages moroses, les campagnes boueuses deviennent des carrefours de trafics, et où des personnages sans avenirs sont confrontés à des situations qui les dépassent. Alors à la violence, on ne répond qu’avec une violence plus forte.

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Au fil des pages, on découvre un Toni Trinidad complexe et attachant, un homme qui, malgré ses apparences de simplicité, porte en lui les stigmates d’un passé douloureux et une résilience inattendue. On devine assez vite que la solution à ses ennuis viendra de sa capacité à surmonter son passé, à l’assumer, à y puiser ce qu’il y a enfui et qui lui permettra de vaincre ses adversaires. Aucun personnage n’est positif, aucune clarté ne semble possible pour eux, si ce n’est celle de s’affronter et de s’entretuer. Seul Toni est touchant dans ses efforts pour sauver sa sœur.

On est donc ici dans ces romans noirs purs. Il n’y a pas de meurtres alambiqués, de conspirations politiques. Le style de Pariente, acéré et précis, nous plonge dans un monde où la frontière entre la sagesse et la folie est aussi fine qu’un fil de rasoir. Chaque personnage, chaque rebondissement, semble servir un destin existentiel plus grand, esquissant une fresque où le tragique de la condition humaine côtoie l’absurde. Ce serait déprimant au possible si le ton n’était pas si tranchant et si drôle.

Matthieu Hervé

  • Marto Pariente, La sagesse de l’Idiot, Gallimard, Coll. “série noire”, 2024.
  • © Carlos Escudero


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