Marc Graciano : Porter sa croix avec allégresse

Peut-on encore écrire sur une sainte du Moyen Âge, érigée en monument national ? Alors que l’actualité donne parfois l’impression de vivre une époque particulièrement trouble, Le Tombeau de Marc Graciano (Le Tripode, 2024) fait le pari de nous emporter dans un monde enfoui sous les légendes et les récits maintes fois ressassés pour y extraire une confession insolite aussi intimiste que revigorante. 

C’est bien la première fois qu’un éditeur m’adresse son livre en service presse sans que je le lui ai préalablement demandé. À croire que ma concierge n’est pas la seule à lire mes incursions sur le terrain de la critique littéraire. 

Ce n’est donc pas sans contentement que j’ai ouvert le nouveau livre de Marc Graciano, pour l’œuvre duquel je ne cache pas ma sympathie ni même un certain parti pris ; bien qu’ayant été moins emballé par Noirlac (Le Tripode, 2023), dans lequel l’auteur proposait une échappée poétique – séduisante, certes, mais où, à mon goût, la note l’emportait un peu trop souvent sur la sentence. Je garde en revanche de très bons souvenirs du Charivari (Le Cadran ligné, 2021) et de Shamane (Le Tripode, 2023), dont l’un comme l’autre, chacun à sa manière, interrogent le lien fragile entre l’Homme et l’espace, à la fois temporel et géographique, qu’il occupe.

La confession d’un confesseur

L’ermite se remémore ces moments où il fut amené à infléchir la destinée de l’héroïne nationale en herbe.

Le Tombeau s’inscrit dans cette même lignée ontologique. Le lecteur suit les souvenirs d’un personnage attachant et ténébreux comme Graciano aime à les mettre en roman : un vieil ermite frugal dont on ignore le passé, vivant en marge de la société qui donne la priorité aux gestes plutôt qu’à la parole. Ici, c’est sur les hauteurs de Domrémy, dans les Vosges en Lorraine, que le personnage, imperturbable, avance hardiment sur son petit bonhomme de chemin. Les derniers chapitres sont à ce propos emblématiques : « Je traversai le village dans un bruit de traînement et, assez vite, grâce à l’effort, je m’échauffai agréablement, et souffris moins du froid, et mon souffle généra assez vite une buée qui fit sans doute au-dessus de ma tête, pour celui, hardi, qui aurait ouvert son vantail afin d’observer le monde extérieur, et m’aurait vu porter la croix, une auréole vaporeuse, […] ». 

La référence faite à la Passion du Christ n’est pas anodine, dans ce qu’elle étoffe la dimension religieuse du protagoniste. Ayant été le confesseur de celle qui, au fil des siècles, répondra tantôt au nom de Jeanne d’Arc, tantôt à celui de pucelle d’Orléans avant d’être élevé, en 1922, au statut de sainte patronne (secondaire) de la France par Pie XI, mais dont lui – l’ermite – perpétue le souvenir sous le nom plus doux de Johannette, le narrateur se remémore certains moments de sa propre vie où il fut amené à croiser, voire à infléchir, par son enseignement, la destinée de l’héroïne nationale en herbe. 

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Sous le signe des Marguerites

Les avertis l’auront remarqué, Le Tombeau renoue avec un thème et un imaginaire que Graciano avait déjà exploité dans Johanne (Le Tripode, 2022), hagiographie à la fois mystique et médiévale, abordant le destin de Jeanne d’Arc par son biais hippologique, et qui reste pour moi l’un de ses meilleurs textes. Ce nouveau livre se présente en effet comme une sorte d’addenda pour ce qu’il revient sur les étapes centrales de l’action de Jeanne d’Arc : de son enfance paysanne en Lorraine jusqu’au bûcher sur la place du marché à Rouen en passant par son engagement chevaleresque ; avec une insistance particulière sur l’enfance de la future martyre. Sous forme d’esquisses élégamment brossées, le récit de l’ermite restitue le contexte familial dans lequel évolue la petite Johannette (des parentes aimant et pieux, une fratrie attentionnée) en même temps qu’il rappelle le cadre spirituel propice à l’évolution de sa foi et où l’enseignement de l’ermite n’aurait pas été sans influence. 

Il rappelle le cadre spirituel propice à l’évolution de la foi inébranlable qui guida Jeanne d’Arc.

Deux modèles se détachent dès lors. L’un est sainte Marguerite d’Antioche, parfois confondue avec Péliage d’Antioche. Sa vie pleine de péripéties semble anticiper celle de Jeanne d’Arc ; tel que la mémoire nationale la conserve : « Puis je lui contais l’histoire d’une autre Marguerite, à moins que ce fût la même, et qui avait encore plus sa préférence, et dans laquelle il était dit qu’elle était une fille très belle et virginale, tellement élevée dans les bonnes mœurs et la pudeur qu’elle s’efforçait d’éviter même le regard des hommes, puis qu’elle fut demandée en mariage par un noble damoiseau, ce à quoi les deux familles consentirent, mais que, le jour des noces, tandis que la fête nuptiale était à son plus grand bruit, elle fut envahie de dégoût et d’épouvante à l’idée de connaître charnellement son mari, et qu’elle eut la prescience que ce ne serait qu’ordure en comparaison de son état de virginité, et qu’elle refusa ses caresses corruptrices durant la nuit de noces, et, dès qu’il fut endormi, qu’elle coupa sa longue chevelure féminine et se vêtit en homme, et s’enfuit […] ». Difficile de citer les phrases chapitres de Graciano au rythme si particulier multipliant l’exposition des opérations artisanales : passé simple, vocabulaire archaïque, abondance des connecteurs ect.

Vouloir et désir d’amour

C’est dans la brèche entamée dans la théologique canonique que réside l’apport ontologique du roman.

L’autre sujet est Marguerite Porète, mystique du XIIIe siècle, brûlée en place de Grève à Paris pour son ouvrage hérétique Le Miroir des âmes simples : « Mais il y a une autre Marguerite encore, de qui je n’ai jamais parlé à Johannette expressément, Marguerite Porète, ainsi que nommée, et de qui l’enseignement compte pourtant beaucoup pour moi et guide discrètement mes idées, et mes mots, et mes gestes, et mes pas, ce qui a bien dû transparaître un peu dans le catéchisme que j’ai dispensé à Johannette, tant différent de celui que lui fit sa mère, qui resta toujours conforme aux prescriptions habituelles de l’église, conformiste ou, pour mieux dire, canonique […] ».C’est probablement dans cette brèche entamée dans la théologie canonique et qui traverse subtilement l’ensemble du récit pour in fine prôner un retour au christianisme primitif que réside l’apport ontologique du ce court roman. Malgré qu’elle n’ait actuellement pas la partie belle, l’effervescence religieuse demeure une lueur d’espoir dont l’ermite de Graciano ravive la flamme.

  • Le Tombeau, Marc Graciano, Le Tripode, 2024
  • Crédit photo : (c) Anne-Lise Dupays

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