Manon Garcia

Manon Garcia : écrire après la violence

Vivre avec les hommes est, à mon sens, un ouvrage essentiel. Manon Garcia y analyse le procès Pélicot à travers un prisme journalistique, sociologique, philosophique et psychologique, offrant une réflexion saisissante sur notre monde, ses déviances, ses limites et, surtout, ses vérités. Ce texte dissèque la mise en scène de la justice, interroge la place du spectateur face à l’horreur et questionne notre responsabilité collective : comment vivre après ça ? Pour cette raison, ce livre doit impérativement trouver une place de choix dans nos bibliothèques et au seuil de nos regards.

Les procès sont effectivement des miroirs de leur époque. Celui des viols de Mazan, qui structure l’ouvrage, expose intelligemment les tensions entre justice et violence sexuelle, entre droit et culture patriarcale, entre parole des victimes et stratégies d’évitement. Garcia nous confronte ainsi à une interrogation fondamentale : comment juger, dans un monde où la violence des hommes sur les femmes est ordinaire, voire structurante ?

Pour répondre à ces nombreux questionnements, le texte adopte une structure hybride, mêlant compte-rendu du procès des viols de Mazan, réflexions théoriques et observations personnelles. Le récit suit le déroulement des audiences, retranscrivant les plaidoiries, les témoignages et les stratégies judiciaires tout en interrogeant les mécanismes sociaux et juridiques qui façonnent la perception du viol. L’écriture alterne donc entre l’analyse des faits, l’étude du langage judiciaire et les effets de cette immersion sur l’autrice elle-même. À chaque étape du texte, Manon Garcia s’appuie sur des références en philosophie, sociologie et droit pour replacer ce procès dans une histoire des violences sexuelles et de leur traitement institutionnel.

Comment juger, dans un monde où la violence des hommes sur les femmes est ordinaire, voire structurante ?

Le tribunal comme scène de la domination masculine

Le procès est structuré par un rapport de forces qui traverse la société tout entière et qui appelle la conscience de toute la communauté, rivée alors sur les accusés. « Le droit pénal s’exerce au nom de la société, pas au nom des victimes. » nous rappelle une vérité fondamentale : le viol est jugé comme une perturbation de l’ordre public plus que comme une atteinte à l’intégrité des victimes. L’intérêt de la société passerait donc avant la reconnaissance du tort individuel et des vies bouleversées. L’organisation même du procès traduit ce déséquilibre. L’autrice analyse comment la correctionnalisation des viols permet de minimiser la gravité des faits : « On comprend bien que cette correctionnalisation ait pu être interprétée par nombre de magistrats comme une façon de pallier les faiblesses du système pénal, mais cela a un impact négatif fort sur la reconnaissance du tort fait à la victime, et cela permet à l’idée que violer n’est pas si grave, de perdurer. »

Cette stratégie, contribue à une culture judiciaire dans laquelle le viol est considéré comme un délit parmi d’autres, expédié au nom de l’efficacité. La justice choisit donc l’économie du temps plutôt que la reconnaissance du crime. Cette hiérarchisation des violences s’inscrit dans ce que la philosophe Carole Pateman nomme le contrat sexuel : un pacte implicite où l’accès des hommes au corps des femmes est naturalisé, ce qui explique la réticence, contemporaine et historique, à punir pleinement le viol.

L’accès des hommes au corps des femmes est naturalisé, ce qui explique la réticence, contemporaine et historique, à punir pleinement le viol.

La bataille du langage : neutraliser l’horreur

Le procès est un lieu de lutte sémantique car les accusés et leurs avocats tentent de redéfinir la violence pour en atténuer la portée. « Un violeur, ça ne caresse pas ! » Cette exclamation met en évidence l’euphémisation du crime. Dans la salle d’audience, on parle de “contacts”, de “gestes déplacés”, de “relations non désirées” : la justice produit une langue qui efface l’agression sous des termes neutres. L’autrice cite ici Catherine Le Magueresse, juriste spécialiste des violences sexuelles, qui montre que le droit français repose sur une « présomption de consentement », forçant les victimes à prouver qu’elles n’étaient pas consentantes plutôt que d’exiger des accusés qu’ils démontrent qu’elles l’étaient. Le contraste est frappant avec le vocabulaire de la violence. Les vidéos saisies dans le procès et retranscrites pour ce dernier ne laissent aucun doute sur la conscience qu’avaient les accusés de leurs actes : « Première vidéo ‘Fond de son cul’ 11 secondes, Romain V. lui maintient le sein droit. »

La crudité des titres et des commentaires des agresseurs contraste avec la langue juridique qui force les victimes à la restitution, étant alors contraintes de rendre compte de leur non-consentement. 

La masculinité, un système organisé autour du viol

Le viol s’inscrit dans une dynamique sociale imbriquée par la violence sexuelle qui fait office de réelle épreuve de virilité. Dominique Pelicot organise la mise en scène des viols de son épouse, transforme le crime en spectacle, pousse d’autres hommes à y participer : « ‘Bah alors, les mecs, on bande pas ?’ Il se fait chef d’orchestre de ces hommes qui ‘violent’ son épouse, qui s’exécutent. » L’acte sexuel est ici un rituel masculin, un test entre pairs, un outil de pouvoir. À ce sujet, la sociologue Nicola Gavey décrit cela comme l’échafaudage culturel du viol : un système de normes et de discours qui rendent le viol pensable, légitime, parfois même valorisé. De même, Peggy Sanday, dans ses travaux sur les viols collectifs, a montré que ces agressions résultent souvent des pratiques de groupe qui consolident une hiérarchie entre hommes.

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Les paroles d’un accusé exposent une vision du viol dépourvue de toute conscience morale, réduite à une question de préférence esthétique : « Si j’avais violé quelqu’un, ça n’aurait pas été une vieille de 57 ans, mais une belle… » L’abjection réside ici dans l’indifférence avec laquelle il est envisagé, comme si l’agression relevait d’un choix personnel plutôt que d’un crime. Manon Garcia, en philosophe, inscrit cette banalisation dans une réflexion plus large en convoquant Hannah Arendt et sa théorie de la banalité du mal, reformulée ici en « banalité du mâle », soulignant ainsi comment le viol s’inscrit dans une structure consolidée par la domination masculine qui est communément et admise et perpétuée.

Psychologie de l’horreur 

Le procès des viols de Mazan met en évidence la coexistence de comportements opposés chez Dominique Pelicot, analysée par le concept de clivage psychique : « Les mécanismes de clivage et de déni sont ici pleinement opérants. » La référence à Jekyll et Hyde souligne cette dissociation : « Il n’a même pas l’air normalement donc doivent coexister en lui Docteur Jekyll et Mister Hyde ? » Cette dynamique permet aux criminels d’apparaître comme des hommes ordinaires tout en perpétuant des violences systémiques. Et la banalité du mâle requalifie le crime selon des normes de désir, rejoignant les analyses de Foucault sur le « régime de vérité » du sexe et de Bourdieu sur la domination masculine. 

La banalité du mâle requalifie le crime selon des normes de désir.

La diffusion des vidéos durant le procès soulève une autre tension : « Depuis que je suis arrivée, j’ai l’impression qu’on ne parle que de ça. Les vidéos. » Leur statut oscille entre preuve judiciaire et objet de fascination, ce que Sontag analyse comme une consommation de la violence, qui trouble sa dénonciation. La justice, en se concentrant sur la biographie des accusés, inscrit leur crime dans une trajectoire individuelle : « Pendant les premières expertises, je me disais que si l’enfance de chaque mis en cause, les traumatismes avaient été exonérés de tout crime. » Cette logique interroge le rapport entre compréhension et responsabilité, un dilemme que Neige Sinno formule : « Ce que j’ai voulu comprendre, c’est ce qui se passe dans la tête du bourreau. » Le procès met au jour un système de pensée structuré par la violence, où le viol apparaît comme un élément constitutif des rapports de domination. Violence et justification s’alimentent donc mutuellement, rendant incertaine la possibilité d’une véritable compréhension : peut-on vraiment parvenir à une forme de compréhension de ces mécanismes psychologiques qui mènent à l’horreur ? 

Après le procès : ce qui reste

La justice a rendu son verdict, mais le procès se prolonge au-delà de la peine, tout comme les faits eux-mêmes, inscrits désormais dans l’histoire. L’autrice, confrontée à l’ampleur de cette violence, interroge son propre rapport au monde, altéré de façon irréversible par cette immersion. Comment traverser un tel procès sans que quelque chose, dans le regard porté sur le quotidien, ne soit bouleversé ?

Manon Garcia s’interroge alors : « Comment jouer avec mes enfants alors que je pense aux tchat de Christian L. ? Comment avoir une vie de couple hétérosexuelle quand je pense aux vidéos ? » L’immersion dans ce procès produit un effet d’irréversibilité : la sexualité, la confiance, le quotidien lui-même, sont altérés. L’autrice rejoint ici les réflexions de Susan Brison sur le traumatisme : la violence sexuelle transforme aussi la perception du réel chez celles et ceux qui en prennent conscience. « Faire attention aux soirées, ne pas passer la nuit seule, vérifier la plaque de l’Uber. » La condamnation des accusés n’efface pas la peur, la menace reste alors structurelle puisque la justice ne protège pas, elle acte l’après-coup d’un crime déjà commis. La phrase finale du livre formule une demande minimale, celle de l’amour : « Je croyais que c’était en partie à nous de nous demander si nous devrions vraiment aimer les hommes comme nous les aimons, mais je commence à penser qu’il faudrait qu’ils aiment un peu les femmes. Un peu, juste un peu. Qu’ils nous aiment un peu pour qu’on puisse continuer à les aimer. » En somme, l’égalité passe aussi par l’affection, par la reconnaissance mutuelle, par le fait de ne pas voir l’autre comme un objet, une proie, un corps à dominer. 

Son écriture se fait arme, non pour frapper, mais pour dire ce que la justice peine à nommer.

Avec Vivre avec les hommes, Manon Garcia traverse ce procès historique, en dévoile les failles silenciées, les complicités structurelles. Son écriture se fait arme, non pour frapper, mais pour dire ce que la justice peine à nommer. Elle écrit pour celles dont la parole est morcelée, étouffée sous le poids des procédures et des euphémismes juridiques. Grâce à ce livre, elle rappelle que l’écriture est un acte de résistance : elle ouvre un espace pour interroger la justice, pour que la responsabilité collective face à ces crimes ne puisse plus être évacuée.

Mais que fait vraiment la justice des violences qu’elle prétend juger ? En analysant l’organisation du procès, les stratégies des avocats, la place laissée – ou refusée – à la parole des victimes, Garcia montre que l’enjeu premier est de reconnaître. Reconnaître pleinement le crime, ses multiples visages – y compris incestueux –, refuser qu’il soit relégué à une simple perturbation de l’ordre public, affirmer qu’il constitue une atteinte fondamentale à l’intégrité des femmes et non un simple fait divers judiciaire.

Avec un ouvrage comme celui-ci, l’écriture est plus que jamais acte de justice. Une justice que les tribunaux, bien souvent, n’accordent qu’à moitié, et que la société, elle aussi, rechigne à reconnaître pleinement.

  • Vivre avec les hommes, Manon Garcia, Éditions Flammarion, mars 2025.
  • Crédits photo : ©HEIKE STEINWEG.

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