Il fut un temps où l’on nommait la troisième partie du premier tome de son premier roman Noms de pays : le nom. Aujourd’hui, Constellucination choisit un découpage en chants. Dix-huit chants qui, eux aussi et à leur tour, impliquent un travail de mémoire, une recherche d’un temps perdu et une perpétuelle quête du juste terme. On raconte d’ailleurs que Louise Bentkowski était un temps Louise Michelle (pas Louise Michel mais pas loin) et Constellucination raconte que Louise entreprend de farfouiller de fond en comble son passé. Par ce titre, tout ou presque est déjà dit. L’autrice va dessiner une constellation littéraire qui sera sienne, faite de multiples hallucinations verbales, historiques, culturelles et sociales. C’est un premier roman, mais ce sera avant tout une tentative de mettre des mots (quitte à en créer) sur notre généalogie personnelle et commune, presque nécessaire dans un monde qui, par violences individualistes, semble de moins en moins s’ancrer dans une histoire collective et apaisée.
Car l’apaisement est une chose qui ne se donne pas. Il faut le chercher, l’arracher comme une patate sous terre ou le glaner comme une patate au-dessus. Pour se faire et le mettre en place, il faut avant tout trouver les mots. Mais les mots sont fuyants, perdus, et la plupart du temps ils sont bien flous. On ne peut pas se comprendre avec des mots, simplement des mots, non, il faut bien plus. Il faut un langage. Et un langage c’est comme un style, c’est rare. Mais lorsque l’on en trouve un, étonnamment, un tas d’autres apparaissent. Car le langage est un multiplicateur. Il ouvre les voies aux possibles, il motive l’imaginaire, il construit un autre monde, tantôt clair tantôt occulte, mais toujours ouvert, toujours disposé à la création.
Littératures inclusives – politiques
« Iel n’a pas encore de nom définitif. C’est une indécision fondamentale et perpétuelle. Une chose mutante – une autre – à l’identité flottante qui nécessitera, pour la nommer, un retournement de la langue elle-même. » Tout en utilisant un pronom de l’écriture inclusive, très tôt dans son roman, Louise Bentkowski fait aveu de sa démarche. Elle va tenter un retournement. C’est une tentative qui passera par son titre, le magnifique néologisme Constellucination. De là, de celui-ci, tout un organisme mutant va se former. Et ce premier roman se transformera en tentative formelle. Cela passera par des attentions syntaxiques de genre (l’écriture inclusive), des mots nouveaux ou des développements semi-sociologiques semi-philosophiques finement imbriqués dans l’architecture littéraire du texte. Pour ne prendre qu’un exemple : « Dans tous les sens du terme l’héritage semble inégalitaire, au plus riche il assure de le rester et au plus abîmé de toujours plus s’enfoncer. »
Cet extrait reprend les travaux de Bourdieu et les installe au creux de la narration sans qu’ils dissonent ou perturbent la fluidité de la prose. Ils sont dans la continuité du geste littéraire (et politique) et ils permettent, au sein des divagations poétiques, la construction implicite d’un monde réel, le nôtre, ce lieu de classes sociales et d’inégalités fondamentales dès la naissance. Cette imbrication scientifique et régulière, sous le prisme de l’héritage, installe une conscience de la démarche même d’écrire (bourgeoisie culturelle et milieu littéraire centralisé). En installant ce prisme, Louise Bentkowski met en place son souhait d’émancipation. Tout d’abord pour elle-même, mais ensuite pour nous, lecteurs et lectrices asservi·es par ce monde capitaliste et patriarcal. Car l’héritage est fondamentalement le fruit de ces dispositions économiques (transmissions de biens et de propriétés) et familiales (avantages de sang et de filiation). Cependant la littérature n’est pas hors de ce monde : « Ainsi nos mots voyagent hors de nous, ils sont des tentacules invisibles qui nous relient au monde extérieur. » Et ainsi, écrire devient un acte politique. Il devient un lien qui nous rapproche de nous-même pour mieux nous faire voir, nous faire agir.
Littératures candides – illimitations
« Je vais avancer par analogies naïves » suivi de : « bout d’ficelle, selle de ch’val, ch’val de course, course à pied, pied-à-terre, terre de feu, feu follet » Et un nouvel aveu est fait. On ne construit pas logiquement un roman. Il faut laisser les mots venir un à un, ne pas les provoquer. Il faut écouter les sons, mettre les pieds dans la musicalité inégalable des mots et du langage. Car rien ne sert de dire pour faire voir ou ressentir. La puissance des mots est illimitée avant tout par la grâce de ses résonances. Jamais on ne peut cloîtrer un écho, car celui-ci saura toujours trouver sa place dans la grotte ou la caboche d’un tympan ouvert et accueillant. C’est là toute la part magique de la littérature : elle dépasse les intentions des créateurices. D’ailleurs Bentkowski elle-même, à la relecture, se surprend à entendre différemment ses propres mots ou ceux qu’elle a glanés dans d’autres lieux (sont placés en sources le site CNRTL et une dizaine d’autres ouvrages) : « Je relis “figure” et j’entends “visage” » Elle précise que lire et relire ne font pas toujours entendre la même chose. Et c’est là comme une sorte de conseil à notre propre lecture. Nous avons le droit d’entendre ce que nous voulons en la lisant. Car les mots sont cette ouverture des possibles. Ils sont un moyen, jamais une fin. Ils sont une porte qui s’ouvre et jamais qui ne se ferme. « Le temps des pannes d’eau, des pas anneaux, des pas en haut, des peu à nos, le temps des pannes, le temps des eaux, le temps de pan et le temps du haut. » Tout est possible. Ce n’est jamais dans la fixité que les choses prennent en ampleur. Au contraire, c’est toujours dans son illimitation, dans sa capacité de ne jamais se statuer, de toujours s’entendre autrement.
Elle précise que lire et relire ne font pas toujours entendre la même chose
Littératures artistiques – abstractions
L’art est un domaine hors des règles. Il est un lieu anarchique qui permet l’espérance d’un renouveau. Il est une révolte calme, une violence qui ne se dévoile pas. A de nombreuses reprises, Bentkowski va décrire des peintures qu’elle observe. À chacune de ces descriptions, elle va utiliser la forme en vers. Cette approche constate, mais toujours poétiquement. Elle devient espacée, retour à la ligne et nouvelle manière de lire. En faisant cela, le miroir entre peinture et littérature provoque la survie des arts pluriels. Remettre de l’importance au creux des gestes formels semble une nécessité. Car dans un monde individualiste et néo-libéral où le chemin d’un homme seul se rend plus important que les représentations inutilitaires, celles qui surpassent la logique de consommation, il devient obligatoire de souligner la beauté de la forme. Que la vie des individus ne soit pas réduite à de la pure compétitivité, mais qu’elle puisse se permettre la créativité.
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Mais l’art ne peut pas tout, et il ne peut sûrement pas guérir. « Pour opérer un déplacement dans ma parenté, s’il le faut, j’emprunterai des voies souterraines. J’irai me souvenir du recouvert et de l’enfoui. Car c’est au-dessous de la terre, au fond du conteneur à ordures, dans le tas de pommes de terres germées, qu’il y a l’enfant à naître et la mère morte, toutes deux reliées par des milliers de capillaires entortillés, réseau de germinations immenses, une toile, un tissage. » Et dans la quête d’un passé, dans la recherche d’un manque, il faudra forcément faire avec le déjà là. Il faudra creuser, prendre les restes et planter, voir ce que cela donnera. Fertiliser par l’engrais, le compost de nos souvenirs, et patienter, laisser pousser. « Mon arrière-arrière-arrière-petit·e-enfant est dans le compost, avec ma mère et toutes les autres histoires de parenté, ça fermente. » Bentkowski a l’analogie naïve, sans doute, mais elle a l’analogie claire. Et finalement Constellucination aura beau être son premier roman, il sera avant tout la plante qui constituera la suite reproductrice. De ce texte, nous en souhaitons les graines, et qu’elles viennent de Bentkowski ou non ne nous importent peu. Un langage énorme vient de pousser. À notre tour de le renommer.
- Louise Bentkowski, Constellucination, Editions Verdier, août 2024.
- Crédit photo : © Jean Doroszczuk
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