En plus de soixante ans d’existence, les Rolling Stones ont tout connu : le succès, les excès, la vindicte de l’establishment britannique, puis la notoriété planétaire. Dépassant les frontières et les générations, leur gouaille, leur langue irrévérencieuse et leur musique font désormais partie de notre imaginaire collectif. Renouant avec les grandes heures du journalisme rock, Louis Bousquet propose dans Some Boys, La véritable histoire des Rolling Stones (Bouquins, 2023) de revenir sur l’ensemble de la carrière de ce groupe hors normes qui, depuis l’Angleterre des années 1960 jusqu’à la sortie de leur dernier album, Hackney Diamonds, a marqué l’histoire de la musique populaire.
Hèdi Zeraï : Tu as écrit ce livre, selon un parti pris particulier, en trois grandes « parties » : l’une assez chronologique, consacrée à l’histoire des Rolling Stones, l’autre plus sociologique, en te concentrant sur l’influence du groupe sur la culture et la société, et la dernière qui constitue une analyse discographique. Pourrais-tu nous en dire plus sur cette démarche ?
Louis Bousquet : Mon idée n’était pas de proposer une biographie exhaustive des Stones, tant les livres et les publications à leur sujet n’ont pas manqué au cours de ces six dernières décennies. Ma démarche a plutôt consisté en un retour aux fondamentaux du journalisme musical, tel qu’il pouvait se pratiquer dans les années 1960 ou 1970, avec un livre qui réunisse à la fois les inconditionnels des Stones et les gens qui cherchaient à en apprendre plus sur un groupe au rayonnement mondial qu’ils ne connaissaient peut-être qu’en surface.
L’intérêt était aussi de comprendre l’impact profond que les Rolling Stones ont eu – et continuent d’avoir – dans la culture populaire. Comme source, en plus de la vaste bibliographie, j’ai utilisé tous les discours officieux autour des Stones. Je voulais laisser de la place aux récits de fans, ceux que l’on découvre en discutant aux concerts des Stones, aux quatre coins du monde.
Ma volonté était également de croiser la « grande histoire » avec la « petite ». Parfois, quelques anecdotes peuvent en dire très long sur l’état d’esprit du groupe à une période donnée de son parcours. L’exemple de Bobby Keys, saxophoniste emblématique des Stones, dépensant plus que le cachet de sa tournée pour remplir la baignoire de son hôtel de vingt-sept bouteilles de Dom Pérignon qu’il cherchera ensuite à boire est par exemple assez révélateur…
HZ : Tu fais une distinction claire entre une première période des Stones, riche artistiquement, qui va des années 1960 jusqu’au début des années 1980, et une seconde beaucoup plus pauvre au niveau de la production de disques. Comment expliques-tu cette différence ?
LB : Je pense que la rupture s’est faite de cette manière car les Rolling Stones sont passés en quelques années du statut de groupe dangereux pour la société à celui de groupe admis socialement, accepté par tous, dont le logo s’affiche partout.
Pendant les vingt premières années de leur carrière, au-delà des excès, de la drogue et de leur passion immodérée pour les femmes, la première obsession des Rolling Stones est restée la musique. Elle était considérée comme un remède à la morosité d’une jeunesse étouffée par le carcan qu’on tentait de lui imposer.
À partir du moment où les Rolling Stones sont devenus acceptables, la musique est devenue un élément plus secondaire, moins central et fondamental. Elle a cessé d’être au premier plan pour devenir un élément secondaire, les disques se faisant de plus en plus rares. Les années 1980 furent également l’époque où les membres des Stones se lancèrent dans des aventures en solo, à la réussite très mitigée.
HZ : On a souvent accusé les Rolling Stones de s’être vendus à la machinerie capitaliste et d’avoir renié leurs idéaux de jeunesse…
LB : C’est peut-être aussi parce qu’on les a investis d’une mission dont ils ne se sont jamais pleinement réclamés… Ou peut-être parce qu’on se concentre parfois sur l’accessoire, au point d’en oublier l’essentiel. Si les Rolling Stones ont accompagné les changements sociétaux des années 1960, une période intensément politique, faite de nombreuses luttes sociales, j’ai le sentiment que ce qui comptait avant tout pour les Rolling Stones était moins la politique en elle-même que la question : quelle vie voulons-nous vivre, et de quelle manière voulons-nous la vivre ?
Le point fondamental, c’est de jouir de l’existence, sans risque d’être rongé par le regret de n’avoir pas vraiment vécu. C’est ce souffle qui a animé le groupe pendant de si nombreuses années. Et dans cette optique, l’argent est moins un objectif qu’un moyen, même si le changement de mode de vie a bien sûr un impact significatif sur la production musicale.
En effet, à partir du milieu des années 1980, la machinerie du groupe a cessé de s’organiser autour de la musique. Le groupe a bien sûr continué d’enregistrer des albums, mais leur rayonnement est anecdotique, en comparaison de ceux des vingt premières années. Tout le flux de leur existence s’est alors centré autour des tournées, de l’énergie du live, de tous ces concerts donnés à guichets fermés dans des stades bondés. La scène est devenue le lieu où les Stones ont fait perdurer leur existence – j’ouvre d’ailleurs le livre par le récit d’un de ces concerts donnés en Argentine.
La scène est pour le groupe une manière de ne pas vieillir, de continuer à survivre envers et contre tout, et surtout contre ceux qui vous disent qu’ils sont dépassés.
La scène est pour le groupe une manière de ne pas vieillir, de continuer à survivre envers et contre tout, et surtout contre ceux qui vous disent qu’ils sont dépassés. Dans le terme rock’n roll, il y a certes le mot « rock », que tout le monde retient, mais aussi le mot « roll », que l’on oublie parfois. On délivre une explosion d’énergie, mais on a aussi conscience de la nécessité de perdurer, de subsister, d’exister, de « rouler » dans le sillon du temps qui passe. Le groupe ne s’y est pas trompé en choisissant son nom !
HZ : Tu décris souvent les Rolling Stones comme une forme de famille, où les liens d’amitié, d’amour et de loyauté sont organisés de façon presque clanique, notamment sous la houlette de Mick Jagger et de Keith Richards. Des rapports qu’on pourrait presque comparer avec ceux entretenus par Don Corleone avec les membres de sa « famille » dans Le Parrain. Est-ce si important dans l’existence des Rolling Stones ?
LB : Chez les Rolling Stones, et tout particulièrement pour Keith Richards, il y a cette notion de famille, de « tribu ». C’était tout du moins le cas dans les premières décennies : on partage la même vie, les mêmes nuits de débauche, les mêmes drogues, la même maison – les Stones ont vécu pendant plusieurs mois à Villefranche-sur-Mer pour échapper au fisc britannique – et, bien entendu, les mêmes femmes.
Quand les liens sont si forts entre les individus, l’éloignement, vécu comme une trahison, est sévèrement puni. Keith Richards est l’un des principaux porteurs de cette vision, source permanente de tensions avec Mick Jagger. Le guitariste critiqua beaucoup les volontés émancipatrices de ce dernier, à commencer par sa fréquentation de plus en plus assidue de la jet set à partir des années 1970.
Encore aujourd’hui, cette conception clanique se retrouve, mais dans des modalités complètement différentes. On peut prendre pour exemple l’effroyable complexité que représente la logistique d’une tournée des Rolling Stones, puisqu’outre leurs roadies et leur entourage professionnel, ce sont tous les membres de leur famille – femmes, enfants, petits-enfants, etc. – qui les accompagnent. C’est à chaque fois plusieurs centaines de personnes qu’il faut déplacer, nourrir et surtout loger, en réservant à grands frais de luxueux hôtels, où souvent Jagger et Richards espèrent ne pas se croiser.
HZ : La culture populaire assimile – très souvent à juste titre – les Rolling Stones à la consommation compulsive de drogues en tous genres et à leur rapport débridé au sexe. Quel espace existe-t-il entre les faits et la légende à ce sujet, et surtout quelle place ces deux piliers ont-ils pu jouer dans la musique du groupe ?
LB : Le sexe est indéniablement central pour comprendre les Rolling Stones, que ce soit leur existence, leur mode de vie, leur vision du monde, et bien entendu leur musique. Tout ou presque est, directement ou indirectement, sexuel chez les Rolling Stones. Le sexe se retrouve partout : dans les paroles (que l’on soit sur des titres emblématiques comme (I Can’t Get No) Satisfaction ou plus confidentiels comme Under My Thumb), dans le titre des chansons, dans les attitudes de Mick Jagger, dans les poses, dans l’iconographie du groupe, jusque dans les pochettes d’albums (on pense par exemple à la pochette emblématique de Sticky Fingers). Mais loin de n’être que le fruit de leurs fantasmes personnels, l’obsession des corps était surtout l’obsession de leur génération et de leur temps, celle de la jeunesse des années 1960.
La drogue occupe, quant à elle, une place différente à mon sens. Elle a bien sûr beaucoup joué dans l’existence du groupe, ses membres en ayant consommé à des degrés très divers. L’addiction profonde de Keith Richards à l’héroïne dans les années 1970 – et dont il n’a pu se sortir qu’au prix de longs efforts – a pesé lourdement sur les difficultés du groupe. La justice britannique ne manquera d’ailleurs jamais d’utiliser ce point pour tenter de déstabiliser le groupe, de le fracturer.
HZ : Considères-tu qu’a posteriori, il a pu exister un groupe similaire aux Stones, que ce soit dans son envergure ou dans sa musique ? Dans les groupes les plus récents, y a-t-il un groupe qui mériterait que tu lui consacres un livre ?
LB : Même si je pense qu’aucun autre groupe n’a pu atteindre une telle aura, j’ai essayé dans Some Boys de montrer une filiation entre les Rolling Stones et Oasis. Celle-ci peut paraître déroutante, d’abord parce que les frères Noel et Liam Gallagher se sont souvent plus volontiers réclamés des Beatles et de David Bowie que de Mick Jagger ou Keith Richards. Mais je la trouve pertinente à plusieurs titres. D’abord parce qu’Oasis est sans doute le dernier grand succès du rock, le dernier à pouvoir prétendre avoir instauré une forme de « mania » dans l’opinion publique.
Mais aussi pour leur vision du monde et de la musique, avec cette nécessité de jouir constamment de l’instant présent, de vivre sans jamais avoir à regretter le temps qui passe. Live Forever ou Supersonic possèdent en ce sens une philosophie que je trouve tout à fait stonienne. Et puis il y a ce rapport obsessionnel avec la mélodie, avec cette nécessité de créer quelque chose qui va impitoyablement s’enrouler autour de votre oreille. Aussi, on retrouve dans les premiers temps d’Oasis une abondance de grandes chansons produites en quelques semaines qui rappellent l’âge d’or du rock sixties.
HZ : Comment s’organisait la composition de la musique chez les Rolling Stones ? Tu décris notamment des phases où Mick Jagger et Keith Richards se placent alternativement en leaders, donnant ainsi des accents parfois radicalement différents aux chansons du groupe…
LB : Effectivement, pas grand-chose à voir par exemple entre le premier album éponyme et le tourbillon que fut Let It Bleed. Sorti en 1978, Some Girls, avec ses tonalités résolument disco, sera par exemple très influencé par la vie débridée que mène Mick Jagger dans la jet set et les boîtes de nuit à la fin des années 1970.
Il faut aussi savoir que pendant toute une période, les albums pouvaient sortir dans des versions différentes selon les pays. Le contenu d’Aftermath n’est ainsi pas le même au Royaume-Uni que dans sa version américaine.
En effet, Mick Jagger et Keith Richards se sont très rapidement affirmés comme les compositeurs du groupe, à partir du milieu des années 1960. C’est à cette période que le Stones ont cessé d’être le groupe de reprise de blues qu’ils étaient à leurs débuts. À partir de là, le tandem Jagger-Richards, qui allait ensuite prendre le surnom de « Glimmer twins », compose les chansons qui vont faire le succès du groupe. Mais, malgré cette association, les quatre grands disques des Rolling Stones, tous sortis entre 1969 et 1972, portent tous la marque de l’un ou de l’autre.
Cela s’est encore accentué à partir des années 1980 où Jagger et Richards ont cessé de composer ensemble. On peut facilement distinguer dans leurs albums les créations du chanteur de celles du guitariste.
HZ : Pour finir, les Stones ont enregistré plusieurs dizaines d’albums, entre productions mémorables et disques franchement oubliables. Pourrais-tu nous présenter en quelques mots les disques emblématiques du groupe ?
LB : Beggars Banquet, Let it Bleed, Sticky Fingers et Exile on Main Street, tous sortis à la fin des années 1960 et au début des années 1970, constituent le carré magique des Rolling Stones.
La question du bien et du mal, notamment, est au cœur de l’album, nourrie par de nombreuses références littéraires.
Beggars Banquet est le dernier album où Brian Jones, le fondateur du groupe, ajoute sa pierre à l’édifice. C’est surtout le premier disque où les Stones, qui ont fait face au système judiciaire britannique, se questionnent sur leur nature et leur identité. La question du bien et du mal, notamment, est au cœur de l’album, nourrie par de nombreuses références littéraires. À l’époque, Mick Jagger se plongeait notamment dans les écrits de Charles Baudelaire et de William Blake.
Son successeur Let it Bleed est le classique des Rolling Stones, dont tous les morceaux sont repris sur scène depuis cinquante ans. Cela donne un magnifique disque de rock dans lequel le groupe nous partage son mode vie aristocratique et déjanté.
Ensuite vient Sticky Fingers, dont la pochette a été imaginée par Andy Warhol, qui est un disque extrêmement violent. Il fait suite au drame d’Altamont, concert durant lequel un jeune afro-américain a été assassiné par un Hell’s Angel sous les yeux du groupe. C’est donc un disque mélancolique, dans lequel on perçoit l’introspection de Mick Jagger, qui s’interroge sur son train de vie et sur les limites de son expérience hédoniste.
Arrive enfin, en 1972, Exile on Main Street, le seul double album de la discographie du groupe dont il constitue le point de non-retour. Les Stones l’ont enregistré en grande partie sur la Côte d’Azur où ils vivaient en autarcie, alors qu’ils étaient devenus les premiers exilés fiscaux du rock. Sur ce disque, ils abolissent la mesure et les frontières, pour donner au public accès à leur mode de vie sous sa forme la plus pure.
Ces quatre disques forment la quintessence de la musique et de l’état d’esprit des Rolling Stones. Ils sont surtout très représentatifs de leur projet artistique, qui était avant tout de mettre leur existence en musique. C’est sûrement ce qui les distingue de tous les autres groupes de l’époque, en particulier des Beatles : plus qu’une musique, ils ont imaginé leur propre mode de vie.
- Louis Bousquet, Some Boys. La véritable histoire des Rolling Stones, 2023, éditions Bouquins
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