Lola Lafon : un bilan inquiet 

Dans son dernier livre Il n’a jamais été trop tard, Lola Lafon, qui rafle les prix littéraires, aborde un nouveau genre, celui de l’écriture de la mémoire collective. Un mélange de sociologie, d’histoire et de philosophie. Le livre est le résultat d’une série de textes publiée dans Libération entre fin 2022 et novembre 2024, autour d’un thème d’actualité de son choix. Grâce à eux, elle retrace et analyse le cheminement de ces dernières années. 
Que ce soit l’affaire Pélicot ou la guerre en Ukraine, l’autrice recompose des bouts d’histoire qui infusent notre société. Dans la continuité de l’ouvrage d’Annie Ernaux Les Années, Lola Lafon écrit le journal intime de son époque.

Avec un déplacement centrifuge de l’intime vers le collectif, Lola Lafon retrace l’évolution de son identité à mesure des années. Ce que veut nous faire comprendre l’écrivaine, c’est que notre identité n’est pas statique. Elle est une « ipséité », en référence au concept du philosophe Paul Ricoeur, pour qui l’identité n’a rien de figé et se construit plutôt dans le temps, dans un perpétuel mouvement. Nous évoluons au gré des rencontres, des expériences au fil des années. 

Notre vie est un récit que nous écrivons ; elle est un « texte, raturé et aux innombrables répétitions » indique l’autrice. Ces fragments de nous-mêmes reflètent les peurs, les doutes et les aspirations de notre génération. 

Or, comment forger son identité dans une époque aussi sombre ? Entre un peuple gazaoui massacré, des « lois assenées à coups de 49.3 », le réchauffement climatique ou encore les féminicides rampants, « comment ne pas s’incliner devant la noirceur d’un horizon chaotique ? » s’inquiète Lola Lafon. Comment se penser soi quand on ne parvient même plus à penser le présent ? Et comment penser ce présent dont l’avenir semble si sombre et où le passé fait constamment irruption ? « Ce présent qui bouscule, malmène, comment l’habiter, dans quel sens le saisir ? » interroge-t-elle. 

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Penser notre rapport au temps 

L’autrice nous invite à réfléchir à notre présent, et à la manière dont il est traversé par les préoccupations du futur et les traumatismes du passé. À la manière d’Annie Ernaux, l’écrivaine mêle l’intime au collectif. Puisque « toute existence produit une histoire », Lola Lafon narre des éléments de sa vie afin de mettre en lumière les faits marquants de ces dernières années, mais aussi ceux du XXe siècle. Son histoire, tout comme la nôtre, imprègne l’Histoire. D’ailleurs, la faute de conjugaison intentionnelle du titre « Il n’a jamais été trop tard » – au lieu d’« il n’est jamais trop tard » – illustre cette réminiscence du passé dans notre présent. Elle souligne qu’hier comme aujourd’hui, le changement était et est possible, et ébranle l’idée selon laquelle il incomberait uniquement à notre génération de bousculer le monde. À partir de son vécu, Lola Lafon reconstitue les événements historiques qui hantent notre présent. Par exemple, elle décrit le traumatisme encore vivace de la décimation d’une partie de sa famille lors de la Shoah. Ou encore l’impasse du féminisme dans la sexualité, en évoquant le viol qu’elle a subi à 23 ans, et le mouvement MeToo qui dévoile cet échec flagrant. 

Penser notre époque 

L’intime est éminemment politique. Les fardeaux de la société nous façonnent d’une certaine manière. C’est son viol qui a conduit Lola Lafon vers le féminisme. Autrement dit, c’est en subissant sa condition de femme que l’écrivaine s’est constituée en tant que féministe. Et notre société, avec son lot de conflits politiques et d’injustices, est particulièrement oppressante. De la mort physique, mais aussi judiciaire, de Nahel en juin 2023, à la percée de l’extrême droite, l’époque est anxiogène, alarme l’autrice. 

“L’intime est éminemment politique. Les fardeaux de la société nous façonnent d’une certaine manière. C’est son viol qui a conduit Lola Lafon vers le féminisme.”

Notre génération ne semble plus seulement encline à la désespérance, décrite par Musset dans La Confession d’un enfant du siècle, mais aussi à une angoisse paralysante. Lola Lafon analyse avec justesse ce nouveau « mal du siècle » s’immisçant jusque dans la tête des enfants qui ont peur « des gendarmes, de ne pas devenir milliardaire, des pigeons, du vide […]. » 

Penser notre avenir 

Face au regard inquiet de l’autrice, l’écriture apparaît comme une première réponse, car « elle ne promettait rien, mais permettait tout » dit-elle. 

Elle revient sur une vidéo de 2021, exposant la peinture d’une petite ballerine palestinienne par Abeer Jebril. Elle donnait « l’impression qu’elle voulait éviter une balle » explique l’artiste à la caméra. L’art, comme la littérature, est permissif : il alimente l’espoir d’un avenir meilleur. L’écriture élabore une fiction qui est source de réconfort. 

“L’art, comme la littérature, est permissif : il alimente l’espoir d’un avenir meilleur.”

Mais la fiction ne permet pas de dépasser l’inquiétude, comme le rappelle l’écrivaine. Celle-ci invite, au contraire, à la réhabiliter, car elle est aussi un « aveu d’humanité. » Quand la mode du développement personnel nous enjoint à « toujours rester positif », le « mal du siècle » ne semble pourtant pas se guérir à coups de méditation ou de séances de yoga. Lola Lafon incite plutôt à entretenir un « pessimisme actif » et propose d’identifier et d’accepter l’inquiétude qui nous habite, pour mieux la transformer en lutte contre notre monde. L’autrice entend par ce biais dépasser l’espérance : il ne suffit plus seulement de croire en un avenir meilleur, il faut aussi y œuvrer. Comme le dit le comédien et écrivain Stephen Fry : « We are not nouns, we are verbs. » En d’autres termes, « Nous ne sommes pas des noms, nous sommes des verbes. » La dernière partie du livre nous exhorte à la résistance et à  s’affirmer comme les acteurs de notre propre vie. Malgré les coups et blessures, se relever et reprendre la lutte. Toujours continuer.

  • Il n’a jamais été trop tard, Lola Lafon, Éditions Stock, 2025.
  • Crédit photo : Lola Lafon ©Lynn S.K.

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