Nolwenn Le Blevennec : L’amitié décortiquée

Les Amies, de Nolwenn Le Blevennec, collection « Blanche » Gallimard (2023), raconte l’histoire d’amitiés solides qui finissent pourtant par s’étioler. Une analyse au microscope des liens mystérieux composés de l’affection et de la sympathie qui nous unissent à « nos amies » – une famille souvent choisie, qui ne se fonde ni sur la parenté ni sur l’attirance sexuelle.

De la genèse d’une relation amicale à son délitement, Nolwenn Le Blevennec, décortique les sentiments qui unissent Armelle la narratrice à « ses amies », Rim et Anna dans un roman émaillé de références philosophiques et littéraires (Rilke, Freud, Marivaux, Styron, Duras, Woolf, Camus, Lacan, Flaubert, Sand, Hugo, Stendhal, Nietzsche…). On y suit Armelle qui s’interroge sur les premiers signaux d’étiolement de son amitié avec Rim et Anna. Comment se matérialise à l’âge adulte les signes d’une amitié durable ? Ce sentiment de sororité est-il aussi puissant que l’amour ? Une amitié de longue date peut-elle se déliter ? Et surtout comment lutter contre les signes qui annoncent la fin d’une amitié ? 

Le livre se structure autour de deux événements majeurs :  l’un symbolisant le fondement de l’amitié des « amies », l’autre marquant la rupture entre la narratrice et ses deux compères, Anna et Rim. 

« Il est 6 h 30 ce 23 mai 2021. Mon lit d’adulte ne bouge pas. C’est un bloc de ciment dont je ne vais pas sortir de la journée parce que, comme d’habitude à cette date, je me lance dans la géographie d’une amitié perdue. »

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Pendant leur séjour à Djerba, les trois amies s’échappent des contraintes de la maternité et discutent de son impact sur leurs vies et leurs relations de couple, adoptant un regard tantôt cynique tantôt perspicace sur leurs conditions. Sur le ton de l’humour sont abordés les changements dans le désir et l’amour des couples, mais aussi les situations cocasses résultant d’une infidélité.

« Des semaines se sont encore écoulées durant lesquelles Rim a menti à Niels pour aller passer des soirées télé-spaghettis-whisky chez son amant (soirées jugées extraordinaires par mon amie qui déclarait avoir trouvé l’âme-sœur). Puis, dans une tentative de pousser la relation plus loin, mon amie l’a invité à un concert à la Philharmonie de Paris au cours duquel elle a été forcée d’admettre qu’il toussait aux entractes. »

Le second événement du texte s’illustre comme l’acmé du récit. Ce moment clé, l’ultime dispute lors du week-end en Bretagne, révèle les tensions latentes et les non-dits qui s’exercent à travers les personnages de Rim, Anna et Armelle. Les trois « amies » réalisent que le passage du temps a fait ressurgir certaines rancœurs et les querelles propres à certaines rivalités de l’enfance ou à des traits de caractère qui deviennent insupportables avec les années se multiplient. L’atmosphère est électrisée par l’agacement ou les chamailleries futiles, jusqu’à l’événement tragique qui confirme la fin. Comme le rappelle Armelle qui reprend Camus : « Il y a les amitiés qui durent et celles qui ne durent pas. Celles qui durent sont les bonnes, c’est simple. »

« Rim déteste le conflit. En général, lorsqu’elle est fâchée, elle se contente de faire des sous-entendus qu’elle seule comprend. Mais cette fois, ça allait être différent. Bien que le soleil ait disparu dans l’eau, je pouvais voir une quantité inégalée de reproches se bousculer derrière ses dents écartées. »

Un roman qui interroge sur le couple, la maternité et la féminité 

Les Amies distille aussi un certain nombre de questionnements importants sur le couple, la maternité, l’approche de la quarantaine et les différences entre hommes et femmes. 

« Les femmes veulent vivre mille vies et ont du mal à considérer que la nourriture bio et des objets connectés suffisent au bonheur. Elles refusent la limitation de l’aventure amoureuse à la tendresse conjugale. Elles refusent de renoncer à la métamorphose des débuts amoureux. Ce qu’elles veulent ? Ce que l’autre n’a pas, c’est-à-dire son manque, en réponse au leur. Exploser d’amour et ne plus rien attendre. Alors que pour un homme, allez, oui je caricature, je monte en généralité, j’ai honte mais je poursuis, le désir se distribue et le confort surpasse bien des choses. L’amour se joue à l’extérieur, comme une partie de tennis. »

Si les passages de Nolwenn Le Blevennec sur les aventures extraconjugales des trois amies, mariées et mères de famille, peuvent – de prime abord – choquer le lecteur, la sincérité et la transparence des circonstances décrites rendent les protagonistes profondément humaines : 

« Noyé dans ses nouvelles obligations, Manuel n’a jamais proposé de me revoir. J’ai été rayée de la surface de la terre. Il ne me manquait pas en tant que personne, mais il avait ouvert une blessure narcissique et donné lieu à une souffrance purement réflexive. Qu’avais-je raté ? Qu’aurais-je dû faire autrement ? »

Les petites aspérités de la vie et du quotidien, si savamment décrites, participent aussi à brouiller les frontières entre Armelle et Nolwenn, la narratrice et l’autrice. Le roman reprend-il en fait la vie de Nolwenn Le Blevennec ? Même interrogation lorsque la narratrice relate les phobies d’impulsion qui viennent la hanter. Ces tocs, peu connus, sont rarement représentés dans le paysage littéraire, qui préfère des maux plus conventionnels comme la bipolarité, la dépression ou l’anorexie. 

« J’étais visitée par des phobies d’impulsion (…) et des impressions de “déréalité”. Ce qui nous amène à nous demander, en tant que lecteur, quelles parts la fiction et la réalité se disputent dans ce roman. »

Un livre drôle et piquant, comme un bonbon acide

Mais Les Amies ne se contente pas de décrire la triste chute, c’est aussi un livre drôle, bourré d’un humour cynique et de phrases qui sonnent comme autant de punchlines de rap.

« Dans un cartoon, ma chaise se serait écroulée sous moi. »

« Une relation extra-conjugale détruit ta vie ou se détruit d’elle-même. »

« J’étais tombée dans un état régressif qui consistait à lancer des Babybel dans des barquettes de carottes râpées et à manger le résultat »

Entre rivalité et jalousie, fléaux de l’amitié

La plume de Nolwenn Le Blevennec est directe et précise. Le vocabulaire est riche. Le style ? résolument moderne. 

Sur une touche plus grave, Les Amies évoque aussi les difficultés pouvant jalonner nos relations : la survenance de la rivalité, les critiques assassines – pourtant formulées innocemment, la jalousie, la sur-adaptabilité dans les relations des “amies”, dans la crainte de « perdre » l’autre. 

« Chaque fois qu’on critique avec violence, on devrait se demander ce qu’on est en train d’éviter de faire soi-même. »

« Cette amitié n’était pas parfaite, elle ne se fondait pas vraiment sur l’entente, mais elle était forte par sa nature architecturale. Nous étions piliers, structures, fondations, l’une pour l’autre. »

La plume de Nolwenn Le Blevennec est directe et précise. Le vocabulaire est riche. Le style ? résolument moderne. 

L’unique bémol à formuler serait peut-être la structure de l’histoire, qui peut parfois sembler désordonnée, nécessitant une attention particulière de la part du lecteur afin de suivre les digressions de l’autrice, ainsi qu’une chronologie un peu éclatée, avec des passages au présent, accolés à des faits passés. 

Malgré ses imperfections structurelles, Les Amies reste un livre captivant qui explore avec finesse les complexités de l’amitié, ayant le mérite d’offrir à la fois des moments de rire et d’intense réflexion. 

  • © Francesca MANTOVANI pour Gallimard
  • Les Amies, Nolwenn Le Blevennec, Gallimard, 2023.

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