Traduit de l’anglais par Emmanuelle et Philippe Aronson et publié chez Stock, le quatrième roman de la célèbre écrivaine américaine, Rachel Kushner, met en scène la résistance rurale dans la campagne française. Finaliste du prix Booker 2024, Le Lac de la création est un œuvre politique provocatrice qui jongle entre le passé et le présent pour mieux comprendre l’avenir.

Une ancienne espionne du FBI devenue mercenaire, Sadie Smith, se spécialise dans le travail d’infiltration des groupes militants écologistes afin de saper leurs activités. Elle est envoyée en France, dans la région fictive de la Guyenne, pour inciter un groupe de militants, les « Moulinards », à commettre un acte de violence, conduisant à leur démantèlement. Leur chef spirituel, Bruno Lacombe, un soixante-huitard énigmatique et insaisissable, communique avec le groupe principalement par courrier électronique, partageant de longues considérations philosophiques comparant néandertaliens et homo-sapiens. Au fur et à mesure que Sadie s’implique dans la ZAD, l’espionne cynique sent ses convictions (a)morales s’ébranler.
Un « roman d’idées »
Dans une interview au Guardian, Kusher a confié vouloir écrire un « roman d’idées pas ennuyeux ». Un exploit qui se concrétise dès la première page : l’histoire s’ouvre par un courriel écrit par Bruno Lacombe raconté à travers Sadie, qui a piraté son compte : « Les hommes de Néandertal était sujets à la dépression, affirmait-il. Il disait qu’ils étaient sujets à l’addiction, aussi, et surtout au tabac. » L’entrée en matière indique déjà la trajectoire du roman : toutes les idées préconçues doivent être jetées par la fenêtre. Si Sadie et Bruno sont les personnages centraux du livre, les hommes de Néandertal y laissent leur empreinte, errant à travers les pages. Bruno soutient que les « Tals », loin d’être des spécimens inférieurs à homo-sapiens, nous ont légué le gène de la dépendance. Nous devrions mieux les cerner « si nous voulons entrevoir la vérité sur ce monde, ici et maintenant, et saisir comment y vivre, comment occuper le présent et où aller demain ».
« Anti-civver », militant, Bruno perturbe les autorités autant qu’il fascine notre narratrice. Même si Sadie se méfie de ses pensées, qu’elle attribue à « un homme qui a perdu le fil de la réalité », ses mots ne la laissent pas indifférente. Personnage furtif qui préfère l’obscurité des grottes à la lumière, Lacombe représente moins un antagoniste de chair et d’os à abattre pour accomplir sa mission policière qu’un véhicule ténébreux des idées sur notre civilisation actuelle : « Ici sur Terre, il existe une autre Terre, poursuivait-il. Une réalité différente, pas moins réelle. Mais régie par d’autres règles. » En entrelaçant la narration précise de Sadie et les divagations spirituelles de Bruno, Kushner brise les codes du roman d’espionnage pour interroger notre mode de vie.
Portrait de la résistance rurale
Vu de l’étranger, le sabotage industriel est une véritable tradition française, tout comme les grèves et les manifestations. Les Gilets jaunes sont devenus le symbole mondial du mécontent politique des provinciaux vivant à la périphérie contre les autorités déconnectées qui siègent loin de leurs terres. S’inspirant de « l’affaire de Tarnac » – les événements du roman font écho à ceux de 2008, lors desquels une petite communauté autonome fut accusée de saboter les équipements industriels de l’État –, Kushner s’appuie sur ces traditions de la gauche radicale française pour brosser un portrait nuancé de la résistance rurale, avec un clin d’œil à la littérature française contemporaine : Michel Houellebecq, alias « Michel Thomas », fait une apparition, arborant sa chevelure caractéristique qui semble avoir été « coincée dans un fer à friser trop chaud ».
L’histoire se situe dans une ville industrielle en déclin, autrefois centre d’exploitation forestière industrielle : « la majeure partie de la population avait fui cette région déconnectée du monde moderne à cause du manque d’emplois et du marasme général » et ceux qui restent « avaient renoncé à l’agriculture, acheté une antenne télé satellite et buvaient toute la journée ». Sitôt arrivée dans la commune, dirigée par leur chef Pascal Lamy – parfait homonyme, comme par hasard, du haut-fonctionnaire emblématique de la deuxième gauche néo-libérale –, Sadie y découvre des personnages solitaires comme le silencieux René, charpentier aux yeux « d’un bleu translucide » et l’Américain Burdmoore, personnage du deuxième livre de Kushner, les Lance-flammes, ancien artiste et activiste d’un groupe radical appelé les Motherfuckers.
https://zone-critique.com/critiques/direct-action
Infiltrée sous la couverture de traductrice, Sadie occupe une position plus élevée dans la commune qui lui permet de discuter parmi les hommes lorsque les femmes leur apportent du thé. « Le partage du travail selon les sexes se réaffirme quand on essaie de vivre dans une structure communautaire », affirme Pascal, « et la réponse n’est pas simple ». Malgré leurs efforts, la commune n’est pas à l’abri des politiques de toute autre structure sociale. Dans une scène qui rappelle Slouching towards Bethlehem, l’essai de Joan Didion sur les hippies de San Francisco des années 60, Sadie rencontre un garçon de treize ans qui a fait un bébé avec sa professeure de l’école alternative créée par la commune deux ans auparavant. Au travers du regard clinique de Sadie, Kushner illustre avec une écriture acerbe les contradictions internes à ces communautés extrémistes, mais aussi l’humanité qui se dégage de ces idéalistes qui choisissent de vivre sans concessions selon leurs propres valeurs.
« Appelez-moi Sadie »
Anti-héroïne singulière, Sadie Smith ne se fait aucune illusion sur sa propre situation. Américaine polyglotte de trente-quatre ans au visage « banal » et à la « poitrine remarquable », la narratrice est dépourvue de toute conviction morale et se révèle une manipulatrice hors pair. Pour atteindre ses objectifs, elle utilise sans scrupules les hommes, séduits par son sex-appeal « mystérieux » et son « charmant accent américain ». Pour Sadie, les clés de sa réussite sont simples : « J’incarne tout simplement ce que les femmes blanches sont censées être. Un visage symétrique, un petit nez droit, des traits réguliers, des yeux marron, des cheveux bruns, une peau claire : autant de caractéristiques qui ne permettent pas d’identifier qui que ce soit. »
Les hommes de son âge, comme son prétendu fiancé Lucien, ne l’intéressent pas. Elle « préfère écouter les obsessions des hommes européens les plus âgés, ceux qui dans leur jeunesse ont connu la guerre, les tueries et la mort, les traites et les fascistes et les putes, la collaboration et la honte nationale ». L’un des rares épisodes durant lequel Sadie manifeste un réel contentement est celui de sa brève aventure sexuelle avec René, qui l’attire par son mépris envers elle et les histoires personnelles qu’il lui raconte.
“Kushner propose des pistes provocantes pour repenser les limites de notre perception de la réalité.”
Les conséquences d’une vie passée sur la route, dans l’anonymat, vont la rattraper. Alcoolique, solitaire, hantée par l’échec de sa dernière mission qui l’a conduite à démissionner du FBI, Sadie songe à sa vie aux États-Unis et à sa « passion pour la violence, la stupidité et la liberté ». Elle ressent la nostalgie des discussions en anglais avec des anglophones. « Le café que l’on boit dans les magasins de donuts me manque. La Californie où j’ai vécu et où j’aimerais vivre de nouveau me manque. » Lorsque la mission progresse vers son dénouement ordonné et son pic de violence, l’héroïne s’interroge sur sa place dans l’univers et, par conséquent, sur le sens de sa vie.
« À l’heure actuelle », déclare Bruno dans un courriel, « nous nous dirigeons tout droit vers l’extinction à bord d’une rutilante voiture sans conducteur, et la question est de savoir comment sortir de ce véhicule. »
Tandis que les défis écologiques et des fractures sociales s’imposent de plus en plus comme des sujets brûlants dans les médias de France et d’ailleurs, Kushner propose des pistes provocantes pour repenser les limites de notre perception de la réalité.
- Le Lac de la création, Rachel Kushner, éditions Stock, 2025.
- Crédit photo : AFP
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.