Le Chant du père : le silence musical de l’exil

Pour sa première création intitulée Le Chant du père, présentée à la MC93 de Bobigny du 12 au 21 janvier 2024, Hatice Özer partage la scène avec son père, un luth oriental à la main. L’échange, entre la fille et son père, est fait de rituels ancestraux devenus quotidiens, de cérémonies au protocole strict et de chants, qui disent tous l’amour du pays abandonné et la difficulté à trouver une voix et une langue dans le pays de l’exil. 

Hatice Özer ouvre le spectacle, racontant sur une scène agrémentée d’une table, de deux chaises, d’une grande malle en osier et d’un instrument de musique ce qu’elle définit comme un cauchemar et dans lequel rôde, comme plus tard la figure des djinns qu’elle évoquera, la silhouette du père, sorte de spectre insaisissable et silencieux au visage évanescent et qui semble venu du lointain des montagnes d’Anatolie d’un autre temps. Le père incarne la tradition et les rituels ancestraux que la comédienne et metteuse en scène reproduit sur le plateau. Elle y sert le thé dans un imposant service à thé oriental qui symbolise à la fois l’importance de l’hospitalité dans la culture turque et ce qui peut apparaître aussi par moments comme un poids presque encombrant. Apanage des jeunes filles et des femmes, le rituel du thé marque une distance entre les deux générations, celle du père et celle de la fille, mais aussi entre deux mondes, celui du pays quitté et pleuré et celui qui pays d’accueil. Le ton est tour à tour celui d’une profonde mélancolie, d’une ironie subtile et d’un humour sincère, comme la salle est alternativement plongée dans le noir ou baigne en pleine lumière, comme une journée d’été dans les montagnes anatoliennes où la poussière ocre trouble la vue et les sens. 

La musique comme langue retrouvée

Les instants de chant sont d’une extrême beauté et les sonorités du saz, du luth oriental, transportent le spectateur hors de temps

Le Chant du père pose directement la question de la langue dans l’exil. Ce chant, présent dans le titre à sa forme au singulier, n’est pas le répertoire de l’ensemble des chants qui nourriraient le spectateur en quête de folklore et de dépaysement. Si le père, Yavuz Özer, est un âşık (amoureux, en turc), c’est-à-dire une figure de chanteur ambulant directement issue de la tradition turque où il devait aller dans les villages pour accompagner en musique les événements du quotidien, il ne parle que très peu. Le décalage entre la volubilité de la fille, qui saute avec rapidité et vivacité d’un sujet à l’autre, comme elle passe du turc au français, et le peu de répliques du père souligne que son chant devient une manière de dire le silence, celui de la tristesse du pays abandonné, autant qu’un moyen de trouver une langue qui continue toujours à faire vivre les paysages et les êtres perdus au moment de quitter ce pays des ancêtres. 

Les amours contrariées des chants traditionnels turcs résonnent rapidement dans la voix du père comme l’expression d’un amour inconditionnel mais contrarié pour son pays qu’il a quitté. Il a  en effet quitté les campagnes de Turquie centrale pour des raisons économiques. Ce souvenir mélancolique se fait lourd et le coupe pour ainsi dire du nouveau monde qui l’entoure et parfois le submerge. Dans la salle Christian Bourgois de la MC93, les instants de chant sont d’une extrême beauté et les sonorités du saz, du luth oriental, transportent le spectateur hors de temps, comme pour traduire et transmettre la réalité souvent difficile et rude du migrant, dont le présent reste parfois placé sous le signe de l’énigme et du mystère, quand la langue est un frein et même une barrière. 

Redessiner les contours du pays des ancêtres

Spectacle sur la transmission, l’héritage et l’immigration, Le Chant du père résonne, littéralement, comme le chant d’amour de la patrie perdue, tant la musique, celle du saz comme celle de la langue turque, y est omniprésente et cathartique. Mais la mise en scène d’Hatice Özer laisse également une grande place aux images, aux couleurs et aux paysages qu’elle évoque à travers des récits qu’elle raconte ou que son père narre en turc et qu’elle traduit ensuite en français. Hatice Özer cherche ainsi à renverser la violence vécue par l’exilé, que ce soit celle du déracinement ou celle de la langue perdue, mais aussi la violence institutionnelle qu’elle évoque notamment par le récit de son premier jour d’école, marqué par le silence d’un père, qui honteux de ne savoir parler le français n’ose pas reprendre l’institutrice qui massacre pourtant le prénom de sa fille et qu’il n’osera plus jamais reprendre. C’est comme si l’institution l’avait réduit au silence autant qu’elle avait fait de sa fille autre chose que ce que prédisait pour elle ce prénom turc qu’elle devait à sa grand-mère, à son arrière-grand-mère et qui l’inscrivait dans une lignée et une tradition turques de femmes. De plus, devenue autre par un prénom nouveau, l’enfant brillante scolairement a été initiée au théâtre à l’école, une passion qui l’éloigne, du moins dans leurs représentations, du futur certain aux revenus réguliers que ses parents marqués par leurs propres difficultés économiques en France avaient rêvé pour elle.

Spectacle de la réconciliation, Le Chant du père est une évocation visuelle, sous la forme d’un hommage, de la Turquie de ses parents.

Spectacle de la réconciliation comme Hatice Özer l’évoque elle-même, Le Chant du père est une évocation visuelle, sous la forme d’un hommage, de la Turquie de ses parents. Dès les premières minutes du spectacle, la comédienne disperse sur le plateau une poudre d’argile rouge qui colore l’espace et rappelle l’aridité des plaines de Turquie centrale, cultivées par ses ancêtres mais que ses parents ont dû quitter dans les années 1980 car devenues arides, réduisant en poussière le travail de la terre. Il y a en effet dans les choix de la metteuse en scène la volonté de faire de cette Turquie devenue imaginaire pour son père, de ce souvenir devenu rêve et qu’il alimente avec mélancolie en chantant toujours les chants d’autrefois et en racontant des histoires aux morales universelles, une sorte de paradis sur terre : les fleurs que la comédienne plante peu à peu sur la scène jusqu’à la recouvrir totalement, immerge le père et la fille dans un paysage commun, fait de souvenirs réels et de récits inventés, où s’entremêlent les traditions et arts ancestraux des parents et la forme plus classique de théâtre fruit de la formation théâtrale de la jeune femme. Entre les deux mondes, entre les deux langues, entre les deux conceptions de l’art, passe comme un fil ténu, qui maintient l’ensemble et lui donne sa cohérence et sa sincérité : celui de l’hommage et de l’allégeance de la nouvelle génération aux paysages, aux chants, aux rituels et aux rêves de leurs exilés de parents, imaginant dans le théâtre une langue commune où tout le monde se retrouve finalement, dans l’art et la musique. 

Le chant du père © Milène Lang
© Milène Lang
  • Le Chant du père, à la MC93 à Bobigny du 12 au 21 janvier 2024.
  • Conception, texte et mise en scène : Hatice Özer
  • Avec : Hatice Özer et Yavuz Özer
  • Production : CDN Normandie-Rouen.

Crédit photo : Le Chant du père © Arnaud Bertereau


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