La littérature peut-elle sauver les États-Unis ? À l’occasion de l’investiture de Trump, nous proposons un panorama de la littérature américaine contemporaine. Alors que le président est reconnu pour son mépris des minorités, les auteurs noirs-américains, amérindiens, d’origine asiatique, africaine ou latine occupent une grande place dans les lettres états-uniennes. De Lauren Groff à Stephen Markley, les écrivains américains leur donnent une voix et témoignent de la multiplicité de ce pays.
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Lauren Groff sait écouter les chuchotements du vent dans les branches des arbres, les bruissements de la glace, les murmures de la mousse enveloppée de neige. Elle sait humer l’odeur animale des ours et des loups, celle âcre et chaleureuse d’un feu, les relents inquiétants d’un homme devenu bête. Dans Arcadia, déjà, Pouce grandissait entouré d’esprits des bois, de héros et de monstres de contes jaillis de derrière les troncs, la nature pour amie, confidente, mère supérieure. Dans Matrix, l’abbaye féminine que bâtissait l’autrice nichait au cœur des bois, cachée derrière des remparts d’écorce, derrière des douves et des pierres. Ici, c’est sur les terres indomptées du XVIIᵉ siècle que court son héroïne, qu’elle vole, si fluette et légère qu’elle en viendrait à se briser. Elle fuit un fort anglais et la famine, la vermine et les hommes, le péché qu’elle a commis et la mort qui l’attend, fendant les bois vers le nord de ce qui deviendra les États-Unis.

Elle marche et marche encore, fuite insensée qui la déniaise, l’éveille à la liberté et à de nouveaux périls, à ce qui l’entoure, à la beauté farouche des territoires inconquis où rôdent Powhatans et Piscataways, mystérieux peuples premiers. Sa timbale sous ses jupons, sa hachette dans la main, encapuchonnée et solitaire, elle avance, brave sa terreur et grandit, ses pensées pour seules interlocutrices dans ce texte sans dialogue, pur et sauvage.
Dieux partout ; dieu nulle part
La nuit, entre deux cauchemars et le jour, entre deux pas, le passé se rappelle à elle – l’angleterre, dénuée de majuscule dans le texte, l’asile d’où on l’a sortie à quatre ans, la maison de sa maîtresse, le fils vil de celle-ci, les corvées, la peste, puis la traversée vers le Nouveau Monde, le pont du navire, la fougue des eaux et des corps, et bientôt la tempête, la mort, l’épouvante, la famine. Les mains des hommes. La douceur des cheveux de Bess, la petite fille dont elle devait prendre soin. Ces remembrances se superposent à la forêt, à la brume qui nimbe parfois les arbres et trempe son corps frêle, affamé. D’elles, de la haine qu’elles réveillent, naissent des réflexions sur dieu, ce dieu sans lettre capitale auquel elle ne croit plus mais qu’elle supplie toujours, parfois, par espoir ou désespoir. Lauren Groff distille ainsi des observations qui confinent à la théologie, plongent sans tout à fait le dire dans les croyances animistes, ramenant l’homme et sa déité à leur insignifiance sur des terres indomptées à l’immensité intimidante. Si peu de chose. Rien.
« Et cette pensée la fit trembler, car si l’évangile changeait en passant d’une espèce à l’autre, alors dieu n’était pas immuable. Donc il se transformait en fonction de la créature par laquelle il parlait.
Et dieu pouvait changer à travers une personne au moment où son âme le rencontrait.
Et cela signifiait que, quand les prêtres parmi les plus saints de la ville et de ce lieu horrible, là-bas au fort, parlaient au nom de dieu, ils n’exprimaient qu’une infime partie d’une vérité plus vaste.
Ils relataient seulement la part de dieu qu’eux-mêmes entrevoyaient.
Et cette vérité était aussi petite qu’eux-mêmes l’étaient. »
Lauren Groff distille ainsi des observations qui confinent à la théologie et aux croyances animistes, ramenant l’homme et sa déité à leur insignifiance sur des terres indomptées à l’immensité intimidante.
Marie de France, poétesse et héroïne de Matrix, était déjà la messagère de bien des idées, entre visions et réalité. Ici aussi, la protagoniste semble parfois touchée par des doigts divins, la fièvre se confondant par instants avec la transe, la faim, l’épuisement, la maladie. Elle fait frissonner le corps et l’esprit, les pénétrant d’idées étranges que l’environnement sauvage achève de faire éclore dans l’âme de Lamentations – mais peut-être répond-elle davantage au surnom médisant de Zed qu’à ce nom de naissance qui ne veut plus rien dire. Elle-même ne sait plus bien, si ce n’est qu’elle n’aime pas ces appellations qui permettent à ceux qui les ont choisies et qui les prononcent de la dominer.
« Elle se donnerait un nouveau nom né de sa lutte pour survivre sur ces terres nouvelles. Il y avait quelque chose de mal à voyager sans nom à travers ce pays sauvage ; elle avait l’impression de traverser le monde sans peau. Mais aucun nom correct ne lui vint à l’esprit, et la fièvre et la marche éteignirent cette idée en elle, et elle poursuivit sa route, toujours sans nom, sans maître, parmi les étendues sauvages. »
Patiner sa langue
Pour raconter cette épopée, Lauren Groff pare sa langue de mille nuances patinées, lustrées par le temps, étoilées de particules de poussière : « Et les cieux dans leurs éternels tourbillons similaires de bleu et blanc, et ce tas de nuages solitaires, à l’ouest, écumant, délicat, fouetté, aux plis d’argent fonçant vers le violet, se transformant en subtiles formes dans son voyage vers l’est, et bien qu’il lui parût plus gros en s’approchant, elle eut envie de le piquer afin qu’il restât là où il était, si parfait, comme un enfant, la cruauté dedans son cœur assouplie par la science, épingle sur un tableau une phalène verte dans une noble immobilité […]. »
Carine Chichereau la traduit sans craindre les mots anciens, le subjonctif imparfait et les répétitions. Grâce à eux surgissent des rythmes envoûtants et incantatoires aussi impies que sacrés dans ce décor vierge, indompté, où dieu serait à la fois partout et nulle part. Les sons se répondent, s’imposent, ligne après ligne, instaurant le tempo de la marche, l’austérité de la survie, la grandeur de la nature. Contemplatif, ce roman vibre d’une énergie propre, fébrile et ardente, celle du désespoir et de la liberté retrouvée.
- Les terres indomptées, Lauren Groff, Éditions de L’Olivier, 2025.
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