Arnaud Sagnard

Arnaud Sagnard : Codeur en quête de sens

Dans cette immersion au cœur des développeurs de haut niveau, Arnaud Sagnard signe un troisième roman sur le projet mystérieux d’une entreprise aux rouages occultes. Thomas quitte ses parents pour mettre son talent au service du Programme, sans savoir exactement dans quelle mesure ce projet cyclopéen changera définitivement la face du monde.

Tout commence par une rupture. Pas seulement celle de Thomas avec ses parents, éleveurs dans le Morvan, mais aussi avec sa maison de naissance, résultat d’une évolution naturelle : Thomas ne fait pas que répondre à l’appel du Programme, il quitte son enfance. Les murs décrépis, le café tiède, le pain décongelé, la boue galopante qui envahit le jardin. La famille Hèvre est implantée depuis plus de deux siècles dans cette minuscule commune d’à peine 100 habitants de la Bourgogne-Franche-Comté, Missery – à laquelle on pourrait bien ôter un “s”. Thomas est le premier Hèvre à rompre avec la tradition et fuir les terres arables pour le béton de la capitale : « Pour la première fois ses parents sentirent que de cette terre où l’enfant unique ne remettrait plus les pieds ne subsistait plus rien que de la boue ». Sans même avoir l’ambition de gravir les échelons, Thomas accepte la proposition d’un CDI chez Bound parce qu’il sait mieux coder que traire une vache.

Tout dans cette histoire nous plonge dans une atmosphère étouffante digne d’un épisode de Black Mirror.

Les codeurs ne sont pas des employés comme les autres, qualifiés d’« ethnie spécifique », ceux choisis par Bound vont travailler à l’élaboration du Programme. Alors que la grève de Hollywood en 2023 s’est soldée (entre autres) par la nécessaire présence de garde-fous quant aux usages de l’intelligence artificielle, le romancier imagine une variante. Dans cette version de l’Histoire, acteurs et actrices hollywoodiens ont accepté contre maigre rétribution qu’on exploite leur « réplique numérique ». Un pas de côté qui ouvre aux studios la voie d’une exploitation infinie de ces « interprètes de synthèse ». C’est dans ce contexte que naît le Programme : projet titanesque dans lequel les « implantés » (mais préférez « abonnés ») pourront intégrer dans leur quotidien des personnages de n’importe quel film, leurs acteurs préférés, l’ambiance du genre voulu (film noir, SF, tout est possible du moment qu’on l’a décidé), ce qui nous fera évidemment penser au film Le Congrès d’Ari Folman dans lequel Robin Wright (jouant son propre rôle), 20 ans après s’être faite scanner numériquement pour une libre exploitation de son image, est invitée à un congrès de futurologie pour découvrir la dernière invention du conglomérat : une drogue capable de donner l’illusion aux foules de vivre leur vie rêvée sous la forme qu’ils souhaitent. L’histoire résonne avec le Programme : le cinéma ne sera plus contraint par l’écran mais fera désormais partie intégrante de notre cerveau, comme un sixième sens destiné à rendre notre quotidien moins déprimant.

Black Mirror sauce frenchy

Et c’est peut-être là que le bât blesse dans ce roman… Il est un peu déprimant. Tout dans cette histoire nous plonge dans une atmosphère étouffante digne d’un épisode de Black Mirror. Arnaud Sagnard donne à voir une société sur le déclin, la campagne se noie sous les conséquences d’un réchauffement climatique qui va de mal en pis et la ville n’a rien de plus à offrir que des rapport froids et des métiers dont plus personne ne saurait évaluer l’utilité. L’histoire d’amour entre Thomas et Hélène a du mal à égayer ce paysage délabré. L’apparition de ce personnage féminin n’échappe pas aux clichés de la sexualisation : « sur son passage, les tissus l’habillant frémissaient l’un contre l’autre. » (qui a déjà entendu des tissus frémir ?) Alors que Thomas tente de la séduire avec quelques bières, il est partagé entre désir et absence totale d’intérêt « Thomas ne l’aurait jamais cru si bavarde. Il en profita pour observer son anatomie. Sa poitrine sous le pull, il n’osait y penser ; seul un dieu pervers aurait pu autoriser une telle sculpture ». Sympa pour elle. Rien d’étonnant toutefois si l’on en croit ce personnage jeune et encore trop peu aguerri aux interactions sociales, mais cette première rencontre avec la voisine illustre la froideur humaine qui infuse déjà dans tout le roman. D’ailleurs, lorsque Thomas accepte de quitter Paris pour rejoindre l’entreprise Coda à la Silicon Valley dans le cadre du projet X1, il ne lui vient pas à l’esprit d’intégrer sa nouvelle compagne à ce choix.

https://zone-critique.com/critiques/entretien-mathieu-larnaudie/

La dernière partie a toutefois le mérite de redonner une part de contrôle au héros sur sa vie. D’abord en réinsérant du lien avec ses parents malgré la rupture générationnelle qui ne leur permettra jamais de se comprendre complètement. Cette fissure dessine l’opposition entre deux mondes qui ne partagent plus rien, ni la nature, ni les rêves. Un éloignement acté par le recrutement de Thomas dans la société Coda, à quelques milliers de kilomètres du Morvan au cœur de la justement nommée « Vallée du silicium » par l’ami Alain Damasio. Thomas touche alors au summum de l’intelligence artificielle avec de nouvelles responsabilités déshumanisantes. À l’image de la série d’Alex Garland Devs, Thomas intègre une entreprise dont le projet final tend à poser des questions existentielles (peut-on contrôler les rêves ?) tout en appliquant « une gouvernance par omission » où règne le secret.

L’inéluctable fuite finale pour retrouver Hélène (hourra) prend la forme d’un road trip californien, possible écho au précédent roman d’Arnaud Sagnard La Filature, et c’est enfin dans la Vallée de la Mort que Thomas retrouve le goût de la vie.

  • Arnaud Sagnard, La Vallée, Éditions, 2024.
  • Crédits photo : ©JULIEN FALSIMAGNE.

Publié

dans

,

par

Étiquettes :

Commentaires

Laisser un commentaire