Salle des profs

La salle des profs : paranoid class

Si le cinéma français nous a plutôt habitués à voir dans le monde scolaire le support de comédies potaches ou de drames sociaux convenus, Ilker Çatak nous montre qu’il est possible de prendre au sérieux cette fameuse salle des profs. Dans son dernier long-métrage, le réalisateur allemand fait de ce lieu ordinaire le théâtre d’un thriller psychologique juste et anxiogène.

Salle des profs

Carla Nowak (Leonie Benesch) est une professeure modèle. Elle a instauré dans sa classe des rituels, elle vérifie que les devoirs sont bien faits, elle dispense les conseils et les avertissements, elle écoute ses élèves et les laisse s’exprimer, et elle a su créer avec eux une relation de confiance, au point de leur donner régulièrement de petites tâches comme autant de délégations de son autorité. Son apparence même respire la confiance et le contrôle de soi : chignon strict derrière la tête, foulard de couleur noué au cou et col roulé sombre alternent au fil des jours comme autant de signes d’un professionnalisme infaillible. En quelques jours pourtant, tout l’édifice personnel et professionnel s’écroule à la faveur de minuscules crimes, de soupçons plus coupables que les fautes et d’accusations destructrices. Pour Frau Nowak, le cauchemar commence.

Vices scolaires

Le premier et peut-être le plus grand mérite d’Ilker Çatak, dans La salle des profs, est d’avoir parfaitement représenté le milieu scolaire. Ce collège sans nom d’une ville allemande anonyme, on y croit tout du long car le réalisateur le tient et le fait vivre jusque dans le détail. Des minuties naturalistes ponctuent le démarrage doux du récit, comme ces élèves qui viennent récupérer le cahier de textes à la fin d’un cours, ces jeunes filles qui demandent des protections périodiques à la vie scolaire, la mention des heures de « Vie de classe » ; de façon générale, tous les dialogues sonnent juste, tous les élèves sont dans leur rôle et tout cela roule avec naturel dans la tradition du film d’école. Les différents espaces du monde scolaire – halls, escaliers, couloirs, salles de classe, gymnase – vivent de leur existence propre, parfaitement habités par ce mélange de banalité et de gravité qui en fait de parfaits décors de théâtre.

C’est surtout dans cette fameuse salle des profs que se joue l’alliance troublante du réalisme et du drame.

Mais c’est surtout dans cette fameuse salle des profs que se joue l’alliance troublante du réalisme et du drame. Car là, tout est représentation. Faute d’avoir leurs propres bureaux, les professeurs partagent cet open space qui ne dit pas son nom, lieu de travail (on y corrige des copies, on y termine des cours et on y fait des photocopies), lieu de passage et lieu de vie où tout le monde observe tout le monde, où chacun se sait non seulement vu mais observé où qu’il soit, quoi qu’il fasse. Et l’architecture de l’établissement ne fait qu’encourager cette manie de voir : car de la vie scolaire à la salle des profs, de la salle des profs au bureau de la proviseure, le regard passe sans entrave par la communication d’espaces vitrés conçus spécifiquement pour ne pouvoir rien cacher. De là les soupçons, de là les intrigues et, fatalement, l’irruption du drame.

Pas de vague

Le piège qui se referme sur Carla Nowak, professeure de mathématiques, est somme toute très commun. Un enchaînement de petites circonstances, une accusation un peu hâtive, puis la rumeur, les calomnies, la défiance qui s’entretient entre élèves, parents d’élèves, collègues même. Sur ce point, La salle des profs peine un peu à trouver sa voix propre, et on retombe souvent dans le thriller de persécution avec ses poncifs. Les personnages secondaires se liguent un peu mécaniquement contre la protagoniste. Ses efforts pour se défendre glissent dans le quiproquo facile, et l’on exagère volontiers des riens pour mener au pire. Au niveau sonore, quelques notes grinçantes en boucle viennent souligner avec un entêtement un rien forcé les moments de tension, dont l’enchaînement ne brille pas toujours par son originalité. L’engrenage du bouc-émissaire peut rappeler La Vague, mais ce n’est pas à l’avantage du film d’Ilker Çatak qui trouve ailleurs et autrement son souffle propre.

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C’est peut-être en effet dans la singularité de son personnage – et dans la performance de son actrice principale – que La salle des profs trouve à se dépasser. Madame Nowak n’est pas une victime ordinaire. Exemplaire au dernier degré, son sens aigu des responsabilités lui fait trouver à tout instant les paroles les plus adaptées, les attitudes les plus justes pour se justifier et détourner les attaques. Enfin, une irréprochabilité si totale qu’elle désarme même la frustration du spectateur, toujours prompt à juger ce qu’il aurait fait autrement, et mieux, pour se défendre. Non, vraiment, elle fait tout bien. Et cependant tout tourne mal. Dans son réalisme cru, La salle des profs laisse planer mille doutes sur sa morale, sur la question des causes et des conséquences. Au point qu’on en vient à se demander si au cœur même de la faute – celle, originelle, qui fait basculer le destin de sa protagoniste – il n’y aurait pas l’attitude même de Carla Nowak. Dans les moments de crise, sa discipline, son absolu contrôle de soi, sa conscience professionnelle scrupuleuse, au lieu de la protéger, la font sans cesse basculer plus avant dans l’autodestruction et le sacrifice de soi. Prise dans la rigueur de son propre cadre, ne pouvant bientôt plus rien dire sans se trahir, écrasée par sa propre conscience professionnelle, elle se débat avec l’irréparable, dépassée par tous ceux qui lui répètent qu’elle est dépassée. C’est alors toute la belle structure du monde scolaire qui montre son vrai visage : doctrine du « pas de vagues », silence, soupçon, et de savants engrenages qui en Allemagne comme ailleurs broient impitoyablement toutes les Madame Nowak.

  • La salle des profs (Das Lehrerzimmer), un film de Ilker Çatak, avec Leonie Benesch. En salles le 6 mars 2024.

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