La jeune femme à l'anguille

LA JEUNE FEMME À L’AIGUILLE : L’ANTI-COSETTE

On ne sort pas vraiment indemne au visionnage de cette fable doloriste un brin grotesque. Pourtant adepte du cinéma de l’étrange, Magnus von Horn s’intéresse une nouvelle fois à la marge sans écrire en dehors des lignes. Sur fond de lutte des classes, ravages psychologiques et gueules cassées de la Grande Guerre, il revient sur un drame historique noirci d’infanticides, sans rendre justice aux principaux sujets traumatiques. Si bien que l’on frôle le misérabilisme et l’on est tenté·e de jeter bébé avec l’eau du bain – sans mauvais jeu de mot. 

Si l’indigestion pointe dès ce plan inaugural aux visages déformés par morphose, c’est l’accumulation d’ultra-sons stridents qui installe l’inconfort auditif comme celui du collectif. On y suit les pérégrinations macabres de Karoline (Victoria Carmen Sonne), une jeune ouvrière sans le sou dont les heures passées à trimer dans un atelier de confection ne suffisent plus à payer le loyer. Depuis que son mari est parti au front, elle lutte pour survivre dans ce froid Copenhague d’après-guerre, filmé en noir et blanc pour mieux souligner son pouvoir de mortifère séduction. Mais c’est plutôt la texture grainée du film, qui, couplée au leitmotiv sonore strident, donne à l’image sa profondeur. Au premier abord, le réalisateur nous livre un étrange manuel de survie où les contes de Perrault se mêlent à ceux des frères Grimm. Tout comme Cendrillon, Karoline vit dans un grenier crasseux, une sorcière tueuse de bébés prend l’habit de la gentille marchande de bonbons et le monstre humain que la guerre a recraché nous inspirerait presque une mièvre sympathie.

Mais loin du folklore, c’est d’un fait divers traumatique que le film se colore. Lâchement abandonnée par son patron-amant à l’annonce de sa grossesse alors qu’elle pensait enfin pouvoir trouver une porte de sortie à ce travail maudit, Karoline croise la route de Dagmar Overbye (Trine Dyrholm), librement inspirée de la tueuse en série danoise. Dans l’eau trouble des bains publics où coulent peine et détresse, cette femme en apparence altruiste la sauve de l’aiguille de l’avortement et suspend celle du temps. Propriétaire d’une coquette boutique de bonbons qui abrite une agence d’adoption clandestine dans l’appartement adjacent, elle propose ses services moyennant finances. Des femmes de tout âge y défilent pour lui confier leur bébé. Karoline, en échange de ce luxe qu’elle ne peut se payer, accepte un rôle de nourrice et découvre peu à peu l’envers du décor. On entre alors dans la matrice horrifique et le scénario nous est un peu vite servi sur un plateau. Prétendant s’occuper de ces nourrissons et alléger le fardeau de ces femmes que « personne d’autre n’aiderait », Dagmar les emmène en fait au mouroir. Égouts ou encombrants ; elle varie à l’envi les scènes de crime en se clamant justicière, pensant offrir la mort comme libération – ne laissant ainsi pas la place à ces nouveaux-nés de vivre pour apprendre à mourir. Les frontières sont poreuses : a-t-elle sombré dans la folie après avoir perdu cinq ans en fausse couche, ou œuvre-t-elle sciemment, par vengeance malsaine ou charité déplacée ? 

 “Magnus von Horn fait naviguer ses actrices dans un jeu nuancé et déroutant, mais dépeint finalement l’ostracisme qu’il dénonce avec maladresse.”

Sans grande subtilité d’ailleurs, le film explore l’inclinaison à être inexorablement attiré·e par le mal. Par une succession de choix faits pour fuir le déterminisme social, Karoline passe d’une étrange fascination pour Dagmar à un rejet presque épidermique. L’extrême vulnérabilité de la première confronte ainsi l’extrême atrocité de la seconde et, de plans froids en regards distanciés, cette alliance de faiblesse et de puissance a valeur d’oxymore. L’écriture sociale de Magnus Von Horn mène d’ailleurs aisément à l’horreur en la banalisant jusqu’à brouiller nos repères moraux. Pour donner de la fluidité à cette ambiguïté narrative, il fait naviguer ses actrices dans un jeu nuancé et déroutant, mais dépeint finalement l’ostracisme qu’il dénonce avec maladresse, en le poussant à son paroxysme. Loin de La Petite Fille aux allumettes, la jeune femme à l’aiguille a, elle, vendu son âme au diable. Dans ce même Copenhague que vingt ans et l’apparition de l’électricité séparent, les mêmes thèmes filent en arrière-plan : pauvreté, innocence de l’enfance en proie à la carence affective et maltraitance des parents  quitte à surfer avec un certain opportunisme sur l’actualité des sujets abordés, et parfois survolés. À l’instar du traitement visuel, c’est un peu noir ou blanc. La femme est tour à tour marâtre, sorcière ou tueuse de bébé, sans jamais passer par la case souveraine. L’homme, lui, est relayé au second plan, soumis aux injonctions patriarcales dont il est lui-même à l’origine. Mais l’inversion des rapports de force est trop évidente pour être crédible, quitte à tomber dans le cliché inverse. Alors, de ce freak show pathologiquement gigogne, on ne retire finalement qu’une recette aux ingrédients intéressants sans toutefois respecter le bon dosage pour que la pâte lève, si bien que le film ne reste que cru, indigeste et dérangeant.

  • La Jeune femme à l’aiguille, un film de Magnus von Horn, avec Victoria Carmen Sonne et Trine Dyrholm, en salles le 9 avril 2025.

Publié

dans

,

par

Étiquettes :

Commentaires

Laisser un commentaire