Tracy Chevalier

Tracy Chevalier : le temps et le verre en fusion

Traduit avec justesse par Anouk Neuhoff, La Fileuse de verre suit une femme prise dans les affres de l’Histoire, d’un siècle à l’autre, tandis qu’elle-même change si peu mais doit se laisser modeler par le temps, comme elle façonne ses perles de verre.

Tracy Chevalier

Hommes artisans et femmes artistes

La Fileuse de verre est peuplé d’autres femmes qui savent prendre leur vie en main et instiller le doute chez les hommes qu’elles guident vers la raison et la bienveillance

C’est au cœur d’un atelier familial que se blottissent les premières pages de La fileuse de verre. Les Rosso sont cinq à l’habiter quand s’ouvre le roman, en 1486 – Laura, son époux, et les trois enfants, Marco l’aîné, Giacomo et Orsola, la seule fille. Cette dernière ne suivra pas la lignée familiale et elle sera pas verrière à proprement parler : elle ne le peut pas, elle n’en a pas le droit. Pourtant, cette matière tantôt liquide et malléable, tantôt adamantine en apparence attire irrésistiblement l’héroïne depuis qu’elle est enfant. Les fours rougeoyants qui font transpirer les hommes de sa famille, les cannes écarlates autour desquelles s’orchestre un ballet hypnotique fascinent la fillette et influent sur sa personnalité en pleine maturation. L’enfant silencieuse et obéissante laissera la place à une adulte obstinée mais raisonnable, humble mais orgueilleuse, solitaire mais loyale qui fera entendre sa voix dans un milieu d’hommes. Elle aussi deviendra artisane, de celles qui sont davantage des artistes, travaillant avec minutie à la lueur de la flamme, façonnant les perles qui sauveront les Rosso à plusieurs reprises – de la faillite et de la famine. La Fileuse de verre est peuplé d’autres femmes qui savent prendre leur vie en main et instiller le doute chez les hommes qu’elles guident vers la raison et la bienveillance, celles-ci étant déjà ancrées chez certains.
Au-delà de la fresque familiale qui s’étire comme le verre entre les deux couvertures écarlates de ce roman, sous la jaquette, c’est aussi une fresque historique que Tracy Chevalier offre au lecteur, les deux facettes du livre fusionnant pour créer un ouvrage abouti, aussi ciselé qu’une perle de Murano, l’île où se déroule donc La Fileuse de verre, douzième roman de l’autrice.

« La Cité des Eaux possède sa propre horloge. Venise et ses îles voisines ont toujours paru figées dans le temps – et peut-être le sont-elles. Construite sur pilotis dans une lagune et sillonnée de canaux, c’est une ville dont l’esthétique et une grande partie de la magnifique architecture sont demeurées inchangées depuis des centaines d’années. Si les bateaux, aujourd’hui, sont pourvus de moteurs, le temps semble toujours s’y écouler à une vitesse différente du reste du monde. »
Le temps en fusion

Tracy Chevalier laisse l’Histoire modeler son livre et le polir

Ainsi, si Orsola a neuf ans en 1486, elle en a près de soixante-dix en 2020. Le temps alla Veneziana qu’invente Tracy Chevalier s’étire comme le verre, ricoche sur la lagune, les siècles passant et les années filant à peine pour les habitants de la Sérénissime et de Murano, la petite-sœur hautaine, aussi ouverte sur Venise que repliée sur sa fière indépendance. De cette manière, l’autrice confère une grande amplitude à son roman qui défie les lois physiques sans pour autant laisser la place à un fantastique malvenu. Seuls les habitants de ces deux petites îles italiennes – qui ne le sont plus depuis le passage des Autrichiens et leurs ponts innombrables qui enjambent désormais les canaux – échappent au temps, quoiqu’ils subissent de plein fouet les mutations qui ont cours sur la terraferma. Après la peste, voici Napoléon et Joséphine, puis les Autrichiens, la guerre qui avale un fils par famille, et les touristes, leurs paquebots et leurs excès qui font survivre Venise et Murano. Avec lenteur, Tracy Chevalier laisse l’Histoire modeler son livre et le polir, faire d’Orsola et de tous les Rosso qui naissent et qui meurent dans ces 330 pages des guides, des gondoliers emportant le lecteur dans les recoins secrets de Venise et de Murano. Les deux villes sont des personnages à part entière de La Fileuse de verre, toiles de fond ouvragées comme le seraient des décors de théâtre d’un autre temps. Les façades colorées ne font qu’un avec ses personnages muranais qui apprennent à apprivoiser la Cité des Doges et ses mystères, ses ruelles et ses bâtisses monumentales, son faste bientôt décrépi. Si la dernière partie – très brève – est la moins aboutie, la moins vraie, elle pointe du doigt le charme vénitien défait, le verre qui se transforme souvent en toc trompeur, chinoiserie criarde leurrant autant les touristes que les gondoles laquées sans raison d’être si ce n’est une nostalgie capiteuse. Elle aussi a un petit quelque chose de factice qu’on lui pardonne grâce au reste de l’œuvre et à sa toute fin qui retrouve la finesse des débuts.

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Huître féminine renfermant perle de verre

L’authenticité italienne de ce roman anglo-américain fusionne avec l’ambiance intimiste que ménage Tracy Chevalier, les scènes à la lueur de la flamme et entre les murs d’une époque révolue étant une constante dans ses œuvres qui font la part belle à l’art et à l’artisanat, aux cocons féminins qui traversent l’Histoire. Les brodeuses et les peintres, les quakers et les ébénistes se côtoient dans ses textes feutrés, précis et sensibles qui ne laissent que rarement la sensiblerie l’emporter. Ici, l’histoire d’amour qui emporte Orsola est menée avec soin, l’autrice prenant garde à ne pas faire de ce livre hommage à Venise une romance trop facile.

  • La Fileuse de verre, Tracy Chevalier, Éditions de la Table Ronde, 2024.

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