Frédéric Neyrat est professeur à l’université Wisconsin-Madison aux États-Unis. Philosophe engagé, il défend une pensée radicale teintée d’écologie politique. Dans son dernier ouvrage La Condition planétaire, l’auteur nous invite à nous déprendre de nos paradigmes géocentriques dont celui de l’Anthropocène – ère géologique où l’Homme tend à rivaliser avec les forces de la nature : se décentrer devient paradoxalement le meilleur moyen de réinventer nos conceptions et de nous en émanciper.

Le philosophe nous enjoint dans un premier temps à prendre de la distance vis-à-vis de nos réflexes anthropocentriques ; en « renouant avec le cosmos » (Achille Mbembe), nous comprenons que l’Univers vit en nous. Contre l’hypothèse Gaïa, qui conçoit la Terre comme un organisme qui s’auto-régule en faveur de notre espèce, accordant ainsi une prééminence de l’Homme sur le système solaire, et qui conforte les pulsions de conquête spatiale du capitalisme actuel, Frédéric Neyrat rappelle notre parenté stellaire, d’ailleurs décrite par Hubert Reeves : « Tous les noyaux des atomes qui nous constituent ont été engendrés au centre d’étoiles mortes il y a plusieurs milliards d’années, bien avant la naissance du Soleil » (Poussières d’étoiles). En effet, il est facile d’oublier que nous vivons sur une planète parmi tant d’autres ; nos vies quotidiennes se déroulent comme si nous étions au centre du monde, voire de l’Univers, paradigme aristotélicien réduit à néant par la révolution copernicienne. En adoptant une telle conception, nous érigeons une cloison factice entre la Terre, le Système Solaire, la Voie Lactée et l’Univers tout entier. Cela provient de plusieurs mouvements. D’une part, les techno-capitalistes envoient beaucoup de satellites en orbite afin d’améliorer toujours plus efficacement nos moyens de communication dans une perspective marchande centrée exclusivement sur notre planète ; d’autre part, les écologistes envisagent notre maison commune comme une entité à part. Renvoyant dos à dos ces positions philosophiques, l’auteur refuse de telles partitions, et explique qu’il serait plus juste d’aiguiser notre conscience cosmologique en nous pensant comme des « extra-terrestres ». Le paradoxe est le suivant : plus nous percevrons ce qui nous excède, plus nous serons pleinement terrestres, c’est-à-dire efficaces dans notre volonté d’émancipation politique.
En « renouant avec le cosmos », nous comprenons que l’Univers vit en nous.
À l’assaut du ciel
Afin de nous dégager de nos cadres surannés, il nous faut considérer ce qui est « au-dessus de nous », à savoir le ciel vu depuis notre sol terrestre, le cosmos tout entier (Ciel), mais aussi le ciel compris comme ce qui relève du spirituel, voire du religieux (cieL). Loin de se cantonner aux cieux, Frédéric Neyrat nous invite également à plonger dans les tréfonds de ce qui se trouve « en dessous de nous » : ces souterrains géologiques qui sont à explorer, et non à exploiter, au même titre que les sous-sols psychiques dont nous méconnaissons la profondeur. Les strates du monde nous révèlent un renversement universel : les strates géologiques proviennent de composants présents dans l’Univers, ce qui invalide la frontière grossièrement tracée par ceux qui voudraient établir des dichotomies. Il faut alors intégrer dans nos catégories pré-pensées la complexité des liens entre Nature, ciel et Univers. La planète Terre, corps astronomique en mouvement dans l’Univers, ne peut se réduire à un atome fixe et isolé. Sculptée depuis des millénaires par les autres corps stellaires, notre sphère bleue résulte d’un processus de long cours. Les dernières avancées de l’astrobiologie ont ouvert la possibilité d’autres formes de vies présentes au sein d’exoplanètes : la pensée homocentrique des défenseurs de Gaïa et des conquistadors spatiaux s’en est trouvée perturbée.
Il faut intégrer dans nos catégories pré-pensées la complexité des liens entre Nature, ciel et Univers.
La Terre peut ainsi se définir comme alien par rapport aux formes de vie découvertes par les exoplanètes : l’étymologie de ce terme renvoie tout autant à une étrangeté inquiétante (alienus), qu’au fait de se détacher de liens apparentés à des carcans (a-lien). Par son recours à la racine des mots, Frédéric Neyrat nous rappelle que la condition planétaire relève originellement d’« un pacte » (condicio) ; celui de l’expérience partagée. Une condition implique de facto d’être au moins deux : la planétarité du minéral, du règne animal, de la condition humaine et des machines suppose l’omniprésence de l’univers comme condition de possibilité d’exister, ce qui récuse le concept d’« identité » claironné sur les ondes de la réaction. Proposant de le supplanter par celui d’« ex-entité », le philosophe postule qu’exister consiste toujours à être hors de soi, être ailleurs : au « sujet » de la philosophie classique, l’auteur lui préfère l’expression d’« accident planétaire » (Spivak). Notre planète a pour origine les « étoiles errantes » (planêtes asteres) nommées ainsi en opposition aux étoiles fixes des représentations pré-coperniciennes de l’Univers : cette errance, l’exil permanent de notre condition, s’ils peuvent nous dérouter, sont autant de manières de déjouer les assignations à résidence, tant sur un plan identitaire, politique, naturel que cosmologique. Il s’agit donc pour l’auteur de croiser les champs de la connaissance afin d’ouvrir celui des possibles.
Centre partout, circonférence nulle part
Lorsque la Terre a été déterminée comme une planète parmi d’autres, d’aucuns ont vu dans ce changement de paradigme l’avènement du nihilisme. Le monde clos laisse place à l’univers infini dépeint par Alexandre Koyré : sans haut ni bas, dépourvu de centre, le nouveau cosmos est un dés-astre, une perte d’orientation générale : l’Homme se trouve esseulé au sein du silence effroyable des espaces infinis indifférents à sa présence. Par réaction, il serait tentant de se replier sur l’idée d’une écologie anthropocentrique pour l’humain guetté par le néant : « Depuis Copernic, l’homme semble sur la mauvaise pente – il roule désormais de plus en plus vite loin du centre – jusqu’où ? Jusqu’au néant ? Jusqu’au sentiment taraudant de son néant ? » (Généalogie de la morale). Contre cette rengaine philosophique qui trouve des adeptes jusque dans la pensée contemporaine (Après la finitude), Neyrat affirme que les astronomes que sont Copernic, Kepler, Brahe, ou encore Galilée, ont hissé notre planète au rang d’étoile noble.
Plus nous percevrons ce qui nous excède, plus nous serons pleinement terrestres, c’est-à-dire efficaces dans notre volonté d’émancipation politique.
Certes, un ouvrage au sujet de notre place dans le grand Tout peut être déstabilisant, tout semble dérisoire au sein de cette immensité : pourquoi se raser le matin lorsque des milliards de galaxies dérivent dans un univers infini ? Loin d’adopter cette perspective démoralisante, Frédéric Neyrat nous invite plutôt à penser ces découvertes sur un plan politique. Ainsi, « la démocratie céleste est l’abolition cosmologique et politique de la différence entre le bas (terrestre) et le haut (céleste) » : le terme « cosmos », indiquant quelque chose d’harmonieux et d’ordonné, devient caduc ; place à l’anarchisme du cosmos désordonné. L’Univers n’est plus agencé autour d’un principe unique devant lequel nous devons courber l’échine. Ces bouleversements philosophiques, qualifiés de « libération épistémologique » par l’auteur, sont résumés par le dramaturge Bertolt Brecht : « Mais l’univers, en l’espace d’une nuit, a perdu son centre, et au matin il en avait d’innombrables. Si bien que désormais le centre peut-être partout puisqu’il n’est nulle part » (La vie de Galilée). Si de tels énoncés peuvent ébranler nos certitudes, ils sont surtout un facteur d’émancipation radicale puisque dans « un univers infini sans haut ni bas, sans hiérarchie, les centres sont partout et dessinent une égale anarchie rayonnant dans tout le cosmos ».
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Vers l’externationale ?
La condition planétaire est celle de l’alien. Gare à celui qui souhaite astreindre les personnes à des identités fixes et irrévocables ; s’en suivent irrémédiablement toutes les politiques persécutrices, fautrices de génocides, de racisme, d’exclusion sous toutes ses formes. Afin de renouer avec une politique progressiste, il nous faut réinventer les imaginaires qui minent nos façons de penser et d’agir : ainsi, le planétaire peut chercher un contre-Ciel. En investissant l’histoire, Frédéric Neyrat met au centre de sa réflexion la question des antinomies : avant de qualifier les oppositions philosophiques sur lesquelles Kant a dissertées, ce terme évoque ce qui « s’oppose à la loi ». Nos rapports géocentriques à l’Univers, nos relations sociales peuvent être rebattues par une telle expérience de pensée : lorsque Platon érige son système philosophique, il fait de la Cité idéale l’entité terrestre devant refléter les perfections du monde des Formes. Il s’agit pour le disciple de Socrate de penser selon la Nature, plus généralement d’agir d’après les décrets d’un cosmos harmonieux auxquels nous devons obéir. À l’inverse de cette conception verticale, l’auteur nous rappelle l’existence des « Antinomiens » : chrétiens du XVIIe siècle, ces derniers se sont vivement opposés à l’esclavagisme en faveur d’une égalité radicale incluant le refus de la subordination des femmes aux hommes. Adopter une telle perspective revient à récuser l’émergence du fascisme. A contrario, l’émancipation passe par l’imaginaire du souterrain infernal qui échappe aux divers contrôles du système.
L’errance de notre condition est une manière de déjouer les assignations à résidence, tant sur un plan identitaire, politique, naturel que cosmologique.
Loin de se cantonner à cette sphère, Frédéric Neyrat pense l’astronomique sur la terre comme au ciel. Puisant dans le socialisme métaphysique d’Auguste Blanqui, il évoque son ouvrage L’Éternité par les astres : lorsque les corps célestes meurent, ils sont susceptibles de subir des « chocs résurrecteurs » donnant naissance à de nouveaux corps célestes. Mais les comètes qui tombent sous la force de gravitation peuvent parfois y échapper : leur situation anormale, leur absence de fixité les amène soit à errer dans l’espace, soit à tomber sur terre. Ni dedans, ni dehors ; et dedans, et dehors, les comètes demeurent une énigme qui symbolisent la condition planétaire : hors de tout ordre, elles révèlent la béance de l’exil qui est aussi celui de notre pacte évoqué plus haut. Dans ce cadre, l’avenir est à « l’externationale » et au « communisme alien », prenant en compte la position de la Terre dans l’Univers tout en reconnaissant l’errance de nos existences assoiffées de dehors.
Précis et percutant, La condition planétaire nous invite à prendre du recul : renvoyant dos-à-dos l’écologie étroite de Gaïa et le techno-capitalisme souhaitant coloniser l’espace, Frédéric Neyrat croise les avancées de la géologie, de l’astrophysique, et de l’astronomie avec la volonté de créer de nouvelles conceptions. Au moment où les voyants écologiques sont au rouge, (re)lire cet ouvrage est capital.
- La Condition planétaire, Frédéric Neyrat, Éditions Les Liens Qui Libèrent, collection « Trans », janvier 2025.
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