La Bête : Dans la lumière du temps 

Présenté à la Mostra de Venise et injustement reparti bredouille, le nouveau long-métrage de Bertrand Bonello mélange les temporalités pour faire ressurgir les maux les plus sévères de notre société. Entre narration découpée, mise en scène tournoyante et performances délicates, La Bête est peut-être déjà le plus beau film de l’année qui commence à peine.

Bertrand Bonello nous avait laissé en 2022 sur une des scènes les plus déchirantes de son œuvre. À la fin de Coma, film tortueux sur le confinement et les craintes de l’humanité face aux crises futures, Bonello écrivait une lettre bouleversante à sa fille, anticipant les possibles catastrophes à venir mais tout en portant un espoir. Cette séquence, à la fois simple mais lourde de sens, caractérisait à merveille son cinéma qui s’est toujours penché, sans jugement, sur les difficultés éprouvées par notre société : le terrorisme dans Nocturama, la place des femmes esclaves dans L’Apollonide ou le poids de l’héritage dans Zombi Child. Avec Coma, cette étude des maux et des mœurs prenait un autre tournant puisqu’elle s’emparait du présent pour se questionner sur le futur. Avec La Bête, longue fresque de 2h30, cet intérêt pour le temps se déploie sur trois périodes bien distinctes mais liées, et s’interroge sur la possibilité tragique d’un futur déshumanisé. En 2044, alors que l’humanité semble avoir péniblement survécu à de nombreuses crises (politiques, informatiques, naturelles ?) qui demeurent hors champ, la société a recours à des intelligences artificielles. Ces dernières sont mandatées pour prendre les décisions les plus importantes de notre civilisation, et ce sans que l’affect humain puisse avoir un quelconque impact négatif. Il est proposé aux derniers habitants d’un Paris désert, où se baladent avec sérénité les animaux (on pense aux bruits des oiseaux qui recouvraient cette ville devenue mutique lors de la pandémie de Covid), d’explorer leurs vies antérieures afin de se défaire de leurs émotions, et donc de pouvoir accéder aux postes décisionnaires de la société. Gabrielle (Léa Seydoux qui sera de tous les plans), effrayée à l’idée de perdre ses émotions, accepte néanmoins de participer à cette expérience. Par ce biais, elle est plongée dans le Paris de 1910 en proie à une gigantesque inondation, puis dans le Los Angeles de 2014 où elle tente de devenir mannequin. Ces trois périodes seront marquées par sa rencontre avec un jeune homme avec lequel une histoire d’amour semble éternellement lui échapper. 

L’humanité souffrante

La Bête raconte avant tout, comme nous explique le cinéaste, “une histoire des sentiments”. Des sentiments réfrénés en 1910, exubérants en 2014 et fuyants en 2044. Bonello échappe aux risques de la construction d’une telle fresque temporelle par le biais de réminiscences, de symboles et grâce à un montage qui ne cesse de faire converser les époques entre elles. Dans le Cloud Atlas des sœurs Wachowski, qui narrait six histoires sur six temporalités, les réalisatrices peinaient à créer un lien entre toutes ces tragédies, si bien qu’il en ressortait un sentiment de déséquilibre. Au contraire, Bonello décide d’unir ces trois temporalités pour ne jamais les rendre indépendantes les unes des autres. Cela passe principalement par sa mise en scène en constante évolution, utilisant la pellicule pour 1910 puis le numérique pour les périodes suivantes, enfermant 2044 dans le carcan du 4/3, ou ne cessant de distordre et déformer l’image en 2014. De cette cohésion entre l’histoire qui nous est racontée et les expérimentations visuelles de Bonello naissent deux émois, parfois distincts, parfois entrelacés. D’abord narratif, une crainte permanente de voir Gabrielle perdre lentement ses émotions, et cinématographique : la mise en scène sophistiquée du réalisateur est constamment à la recherche du jamais vu. Bertrand Bonello est un cinéaste formel et peut-être le plus grand héritier de Godard, duquel il a tiré ce goût pour le travail de la matière filmique, du montage et des effets de style, et ce à la fois dans le but d’accompagner l’histoire mais aussi et surtout pour émerveiller, rompre avec la norme et sidérer le spectateur. À la fois poète et scientifique, il ne cesse de complexifier cette histoire plutôt simple afin de faire surgir l’émotion là où on ne l’attend pas : un karaoké diffusé à la télévision, une rencontre dans l’austérité d’un bâtiment administratif, une attaque de pigeon… 

La Bête n’est pas un film qui cherche l’intemporalité mais qui, au contraire, fixe son personnage et ses situations dans un présent bien circonscrit, celui de la salle de cinéma.

Ce flot d’émotions contrecarre l’ambition de cette société futuriste qui tente de nous robotiser. Cependant, s’il y a bien une crainte de voir disparaître l’amour ou le bonheur, il demeure avant tout la peur de perdre ce sentiment de peur. En ce sens, La Bête dialogue aussi avec le dernier long-métrage de David Cronenberg (Les Crimes du futur) qui raconte une autre civilisation égarée car elle ne peut ressentir la souffrance. Cette angoisse face aux crises à venir, c’est d’abord ce qui nous rend humain et nous permet de vivre l’instant présent. Le philosophe Edmund Burke expliquait dans son ouvrage Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau que tout ce qui est à même de nous faire ressentir la douleur est « source du sublime ». Ainsi, tel que le montre Bonello, la souffrance qui est au cœur de son film est d’abord la manière la plus juste de représenter l’être humain, mais aussi la façon la plus habile d’amener le spectateur à éprouver les émotions les plus puissantes que le cinéma puisse procurer. 

La bête ?

Cependant, au sein même de l’intérêt du cinéaste pour le futur de l’humanité et la lente déliquescence de nos affects, se niche un discours méta cinématographique sur l’artificialité du médium. Cette idée est démontrée dès la première scène déroutante dans laquelle Léa Seydoux (et non pas Gabrielle), dirigée par le metteur en scène devant un fond vert, répète une scène à venir. Tout du long, Bonello ne cessera de se référer à cette scène matricielle comme pour contaminer son film grâce à une autre temporalité : 2024, où nos maux ne sont pas les mêmes qu’en 2044 et même pas similaires à ceux de 2014. Pourtant, tous ces couloirs temporels empruntés par le réalisateur ne cessent de se référer à cette même période. La Bête n’est pas un film qui cherche l’intemporalité mais qui, au contraire, fixe son personnage et ses situations dans un présent bien circonscrit, celui de la salle de cinéma. Enfin, cette toute première scène mène aussi le film vers un second discours d’ordre méta. Lorsque Léa Seydoux pousse ce cri face à la bête que nous ne verrons jamais distinctement, le metteur en scène réaffirme alors toute la force symbolique du hors champ. Ce hors champ sera lui aussi de tous les plans, ramenant le film à la matérialité artisanale du tournage de cinéma. Et rien de plus beau que de voir un travelling avant sur un œil larmoyant sans avoir accès au contre-champ. Un regard déchirant qui semble appartenir aussi bien à Gabrielle, à Léa Seydoux, ou au spectateur. 

  • La Bête, réalisé par Bertrand Bonello avec Léa Seydoux, George MacKay, Guslagie Malanda… En salles le 7 février.

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