Premier long-métrage de Salim Kechiouche, L’enfant du paradis retrace le chemin chaotique d’un jeune trentenaire en quête de rédemption. Un film maîtrisé et prometteur, héritier du cinéma de Kechiche dont l’ombre plane sur le film.
Splendide paradoxe du cinéma : au moment où un cinéaste se retire du monde, essaiment ses enfants spirituels comme des rejets – au sens botanique d’une nouvelle pousse apparaissant sur un tronc. Abdellatif Kechiche a disparu des radars depuis la projection chahutée de Mektoub my love : Intermezzo à Cannes en 2019 ; mais comme un mouvement inverse, s’affirment comme de véridiques metteurs en scène les acteurs à qui il a, pour ainsi dire, donné naissance, à l’instar de Salim Kechiouche.
Salim Kechiouche signe donc avec L’enfant du paradis un premier long-métrage prometteur. L’acteur-réalisateur incarne Yazid, trentenaire à la jeunesse chaotique qui sort péniblement d’un sevrage de la drogue et tente de reprendre en main son destin. Il a un fils adolescent à qui il veut consacrer du temps, et séduit une ravissante jeune fille. Ils sont fous amoureux, ont plein de projets, l’idylle est parfaite. Un dîner chez les beaux-parents où est effectuée en direct la demande en mariage vient parachever le tableau d’une existence qui reprend forme, d’une victoire sur un passé tourmenté. Le film revêt en réalité les atours d’une plongée dans l’enfance et le passé du réalisateur, procédé matérialisé à l’écran par de récurrents inserts de films amateurs tournés lors des vacances et des repas de famille du cinéaste. Il en résulte un brouillage permanent entre le statut du personnage principal et celui du réalisateur. D’où l’importance des scènes chez la grand-mère de Yazid qui coupent le personnage de sa vie professionnelle et sentimentale pour le relier à son ancrage familial issu de l’immigration. Enfant d’une famille issue de l’immigration, Yazid mène une vie parfaitement équilibrée entre ses origines toujours rappelées de manière plaisante par la mention de tradition culinaire ou d’objets précieux – telle cette bague qui sera à l’origine d’une violente dispute entre Yazid et sa sœur.
Un cinéma psychanalytique
L’écueil de ce film est toutefois qu’il verse dans une dimension psychanalytique permanente, où tout semble renvoyer soit à l’enfance du personnage, soit à la relation conflictuelle qu’il entretient avec les membres de sa famille – à l’exception de sa grand-mère. À tel point que lorsque le personnage aura un comportement déplacé à l’égard de sa compagne, celle-ci l’assommera directement de questions en lien avec son passé familial : « Parle-moi de ta mère. », « On a été violent avec toi quand tu étais petit ? » Le problème majeur étant que la seule source de complexité du personnage semble résider dans une forme de refoulé qui a pour conséquence d’enfermer le film dans un perpétuel jeu de champ-contrechamp entre la vie actuelle de Yazid et son enfance. Ce que symbolise le montage régulier de scènes de vidéo amateur.
Acteur majeur de Mektoub my love : Canto uno, Kechiouche s’inscrit avec son premier long-métrage dans la lignée de ce cinéma réaliste, sensuel et à l’humanisme qui colle à la peau.
Ce recours systématique à l’analyse psychanalytique finit par enfermer le personnage dans une dimension légèrement monolithique, où tout est rapport à l’enfance, et à un « passé qui ne passe pas ». Ce procédé se trouvant, pour ainsi dire, redoublé dans le film par le fait que le personnage de Yazid tente de se ressaisir et de couper avec ses anciennes relations et sa toxicomanie. La scène finale, joue en ce sens le rôle de retour du refoulé, où le personnage succombe à nouveau à ses passions tristes et retombe dans les affres d’une dépendance qu’il a pourtant entrepris de mettre à distance tout le film durant.
L’enfant du cinéma
Mais par-delà la trajectoire quelque peu prévisible du scénario, il faut reconnaître à ce premier long-métrage un réel talent de mise en scène et une force d’incarnation admirable. Nora Arnezeder et Salim Kechiouche qui incarnent respectivement Garance et Yazid sont impressionnants, d’une insolente beauté et d’une spontanéité incandescente. Mais surtout, il est émouvant de voir dans ce film un héritage, tout autant qu’une émancipation, du cinéma d’Abdellatif Kechiche. Acteur majeur de Mektoub my love : Canto uno, Kechiouche s’inscrit avec son premier long-métrage dans la lignée de ce cinéma réaliste, sensuel et à l’humanisme qui colle à la peau. L’usage du gros plan – omniprésent dans le film – en est un des exemples les plus patents. Sans jamais verser dans un érotisme vulgaire, le film respire une sensualité pleine de tendresse pour les personnages. On sent chez Salim Kechiouche un véritable désir de filmer ses acteurs, et un sens du cadre déjà très affirmé.
L’enfant du paradis prend dès lors le sens d’un double rapport psychanalytique : rapport du cinéaste à son enfance d’une part, et à son « enfance » de cinéma d’autre part, laquelle serait incarnée par le cinéma de Kechiche dont il serait à la fois le fils symbolique et le disciple artistique. Si l’on peut regretter un recours massif à l’inconscient et à l’enfance du personnage, cette dimension prend toute autre signification une fois replacée dans le sillage d’un cinéaste à la fois génial (triomphe de La vie d’Adèle) et honni (les quolibets récoltés à la sortie de la projection de Mektoub my love : Intermezzo). Par conséquent, le film de Kechiouche peut être lu comme la venue au monde d’un homme trop longtemps resté dans l’ombre d’un père ombrageux et cherchant à l’aube de la trentaine à reprendre en main un destin bousculé – exactement ce qu’entreprend de faire Yazid. L’enfant du paradis opère ainsi une mise en abyme de la situation du cinéaste lui-même dans le paysage du cinéma français. Mais à s’en tenir là, on ferait subir au film ce qu’on lui reprochait quelques lignes plus haut. Si la lecture psychanalytique est certes permise, on peut également voir dans L’enfant du paradis non pas une manière de tuer le père (puisque Kechiouche assume pleinement filmer sous l’influence de Kechiche), mais plutôt une volonté de camper un personnage qui serait comme sorti d’un film de Kechiche mais qui aurait pris quelques années : le fougueux Tony de Mektoub my love, pétri de désir et volontiers séducteur, est devenu le Yazid, pas totalement rangé, mais désormais père et soucieux des « responsabilités » de la vie d’adulte.
Il est à ce titre intéressant de noter que les acteurs qui ont émergé dans les films de Kechiche prennent, si l’on peut dire, peu à peu leur autonomie artistique au moment où le cinéaste qui les a révélés est en pleine traversée du désert. Hafsia Herzi – actrice magistrale des films de Kechiche – s’est affirmée comme une cinéaste originale, avec Tu mérites un amour (2019), et Salim Kechiouche emprunte à son tour un chemin semblable. Si le cinéma de Kechiche nous manque indéniablement, la relève est assurée. Les enfants sont nés au paradis et atterrissent peu à peu sur terre.
- L’enfant du paradis, un film de Salim Kechiouche avec Salim Kechiouche, Nora Arnezeder, Hassane Alili. En salles le 6 décembre 2023.
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