Nayla Chidiac

Nayla Chidiac : les mots qui sauvent

Beaucoup considèrent encore la guérison par l’écriture comme un mythe – et il est clair aujourd’hui que la littérature ne sauve pas. Mais qu’en est-il de l’acte d’écrire – geste simple, presque anodin, celui de saisir un stylo et d’inscrire sur le papier une vérité, une expérience ? Peut-il être une épopée intérieure, une manière de retrouver un moi égaré dans le tumulte de l’existence ou dans les méandres de la conscience ? Dans L’écriture qui guérit, récemment publié chez Odile Jacob, Nayla Chidiac, psychologue clinicienne et spécialiste de l’écriture-thérapie, éclaire cette question sous un jour nouveau. À travers son ouvrage et l’établissement d’un abécédaire littéraire précis, elle nous invite à penser l’écriture non plus comme un exutoire stéréotypique, mais comme un pont entre le passé et l’avenir, entre le soi perdu et son identité : une manière, en somme, de panser l’avant pour envisager un après.

« Le traumatisme, le vrai traumatisme, c’est l’enfer du souvenir en soi. » Cette formule place d’emblée l’écriture au cœur d’un processus complexe, fait d’elle un espace de confrontation directe avec les conséquences de la sidération : le texte a ainsi pour visée de parler de ce que la guerre laisse dans les corps et dans les silences. Que fait l’événement traumatique à l’écriture, et inversement ? Nayla Chidiac prend appui sur le concept de psychotraumatisme pour explorer ce que l’écriture rend possible lorsqu’elle rencontre la blessure. Le langage alors, pourrait permettre de tenir face à l’irréductible. Écrire dans ce cadre revient à traverser un lieu sans repère stable, à s’exposer à un retour permanent du souvenir, à éprouver dans le texte même la répétition et la fragmentation psychique.

Le corps à l’épreuve de l’écriture 

Corps, écriture et traumatisme de guerre sont intrinsèquement liés. L’expression « le corps est toujours présent dans les livres, tout comme il l’est lorsque quelqu’un traverse la guerre » ancre l’écriture dans une matérialité irréductible : le vécu corporel se reconfigure dans la langue. Le corps, surface meurtrie, résonne ainsi dans le texte comme une archive du traumatisme : « le corps-à-corps avec le texte devient comme le cri écrit de Jean Cocteau », formule qui fait se fusionner expérience sensible et élaboration littéraire. Cette coprésence du corps et des mots ouvre une possibilité de transformation par l’écriture, soulignée dans l’affirmation « écrire c’est mettre le corps dans le monde ». De fait, le geste d’écrire engage le corps tout entier dans un processus d’élucidation de la souffrance, un passage du chaos au sens retrouvé par les mots. La littérature devient alors un « instrument permettant de dégager le sens de l’Histoire », pour rendre la violence dicible et pensable.

« Le traumatisme, le vrai traumatisme, c’est l’enfer du souvenir en soi. »

Abécédaire de l’écriture de guerre 

L’entreprise abécédaire conçue par Nayla Chidiac s’appuie sur une structure formelle simple – une lettre, un écrivain – pour explorer une constellation d’œuvres marquées par la guerre, le trauma, la perte. Chaque entrée associe une voix à un contexte particulier, liés à l’expérience de la guerre et de l’écriture qui engage avec elle le corps, la mémoire et le déséquilibre. 

Détaillons maintenant quelques entrées significatives de cet abécédaire.

Svetlana Alexievitch

Chez Svetlana Alexievitch, le témoignage impose une temporalité propre : « le récit de soi est lent », il exige d’attendre « quinze années ». Ce temps long est la seule forme possible d’une parole qui revient par fragments et retours différés. Dans La guerre n’a pas un visage de femme, une narratrice dit : « Je n’ai pas la force de revenir en arrière… » Ce retrait prouve que l’écriture est prise dans la tension du retour arrière, impossible pour le sujet souffrant et traumatisé. 

J. G. Ballard

J. G. Ballard quant à lui construit, dans L’Empire du soleil, une écriture du morcellement. L’expérience de l’enfermement durant l’enfance laisse une mémoire éclatée, dissociée : « Je me suis très souvent fait vingt autres pour m’en souvenir. » Le texte restitue la structure figée du passé, le temps bouclé du traumatisme, « duquel il est difficile, voire impossible, de s’extraire ».

Blaise Cendrars

Chez Blaise Cendrars, l’amputation de la main droite fait basculer l’écriture dans une corporéité radicale. Écrire est pour lui un acte de reprise depuis un corps altéré. « Écrire de la main gauche » devient un geste à la fois physique et symbolique. L’œuvre J’ai saigné, réduite à « cinq dessins, une page de sang », condense cette poétique de l’impact : la perte n’est pas thématisée, elle organise la forme et pousse l’écriture vers la quête d’une restitution de la brutale réalité de l’auteur.

Eugène Ionesco

L’écriture de l’absurde chez Ionesco donne corps à un type d’effondrement : celui du langage lui-même. « Le mot empêche le silence de parler » : le langage devient territoire de l’impasse, concentration de l’indicible. Dans Rhinocéros, la violence politique s’incarne dans les dérèglements du discours. Chez lui, l’absurde n’est pas qu’une esthétique littéraire puisqu’elle est une réponse à « la facilité avec laquelle les individus peuvent abandonner leur humanité ». Le théâtre d’Ionesco travaille donc avec les matériaux de la désorientation et du malaise.

Ernst Jünger

Ernst Jünger, enfin, fait de l’écriture un accès direct à la zone limite et brutale du réel. Orages d’acier fait ainsi du front un véritable lieu de pensée. « Dans l’épreuve de la guerre, j’ai découvert ma véritable identité. » La guerre agit ici comme révélateur, mais aussi comme point de départ d’une réflexion sur la perception, le temps, le corps – trois dimensions prises dans un même nœud. La « stéréoscopie » qu’il revendique, articule ces strates en superposition : l’intime y rejoint le conceptuel et l’écriture est le lieu d’inscription d’une faille déjà présente, rendue visible par l’épreuve des mots, aussi insupportable que libératrice.

Chez tous, l’écriture est vectrice même de la traversée. Le passage de la mort à la vie – l’espace d’une possible survie. 

En définitive, cet ouvrage, sous son apparente forme littéraire, ouvre un champ de lecture politique, social et psychique des conflits, et engage une réflexion neuve sur la littérature, envisagée dans ses effets profonds sur la mémoire, le corps et le traumatisme. L’analogie structurante entre famille et nation permet d’interroger les dynamiques d’appartenance, de dissension et de reconstruction au sein des groupes humains.

Écrire revient à s’exposer à un retour permanent du souvenir, à éprouver dans le texte même la répétition et la fragmentation psychique.

La notion de nation dysfonctionnelle, reprise à plusieurs reprises, désigne un agencement symbolique où les liens sont fragilisés, où la mémoire est clivée, où les traumatismes sont transmis sans être traités. L’écriture, vient rendre visible ce qui traverse les corps sociaux : les ruptures et les non-dits, marqués par une esthétique de la répétition. Le rôle attribué à la littérature est ici pragmatique. Elle devient un outil d’intelligibilité et d’élucidation. En projetant le lecteur dans l’intériorité de vies abîmées, elle permet de sortir des assignations binaires, d’affiner les lectures géopolitiques et de créer des conditions favorables à un vivre-ensemble plus lucide. L’exemple de la Commission vérité et réconciliation en Afrique du Sud, ou encore la suggestion d’intégrer un dispositif de santé mentale pour les dirigeants politiques, témoigne d’un parti-pris de la part de l’autrice : aujourd’hui, il faut penser les récits littéraires comme une composante possible de la diplomatie, de la prévention des conflits, voire de la transformation collective.

L’arbre métallique installé quai Voltaire, composé de livres en lévitation, offre au livre une image parlante, car il prolonge discrètement son geste entier : relier les fragments, redonner corps aux mots, leur permettre de tenir dans l’air sans perdre leur signification, celle qui pèse et parfois empêche d’écrire. C’est donc à l’écriture qu’il revient de tracer un chemin vers une nouvelle conscience : alors, pensez-vous pouvoir « écrire pour penser » – ou écrire pour panser ?

  • L’écriture qui guérit, Nayla Chidiac, Éditions Odile Jacob, janvier 2025.
  • Crédit photo : ©LIVIA SAAVEDRA pour LE MAGAZINE DU MONDE.

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