Victor Heringer nous offre, avec L’Amour des hommes singuliers, une œuvre d’une rare intensité, où l’intime et l’historique se mêlent avec une habileté remarquable. Ce roman brésilien, le premier de l’auteur traduit en français, est une exploration vibrante de l’adolescence, du vertige du premier amour et des fractures socio-politiques du Brésil des années 1970.

Rappelez-vous cette célèbre image qu’on trouvait dans les manuels de géographie des collégiens il y a encore quelques années : celle de Tuca Vieira, prise à São Paulo, où, à droite, la richesse luit à Morumbi et, à gauche, la misère crie à Paraisópolis. Vous souvenez-vous de ces deux Brésil qui cohabitent mais ne se rencontrent jamais ?

L’Amour des hommes singuliers de Victor Heringer va au-delà du simple cliché et nous fait enjamber ce mur séparateur.
Cet ouvrage initiatique s’ancre dans un contexte précis : la dictature militaire brésilienne (1964-1985) de Castelo Branco. Camilo, fils d’un médecin bien établi soupçonné d’avoir participé à des actes de torture, raconte son été de 1976, un moment pivot de sa vie. Son père recueille Cosme, gamin des rues et fils supposé d’une des victimes du régime totalitaire. Ce geste bouleverse l’existence de Camilo, narrateur timide à la patte folle, qui nourrit d’abord une aversion viscérale à l’égard de Cosme, à la peau « couleur de rien dilué au lait ». Mais la frontière avec l’amour est ténue, et le désir ne tarde pas à poindre. Leur rencontre, marquée par l’opposition entre richesse et pauvreté, fragilité bourgeoise et robustesse pugiliste, évolue vers une attirance irrésistible, mêlée de confusion, de honte et d’émerveillement.
Heringer, avec une subtilité émotive rare, peint la naissance du désir dans un cadre où les violences sociales imprègnent chaque aspect de la vie.
Heringer, avec une subtilité émotive rare, peint la naissance du désir dans un cadre où les violences sociales imprègnent chaque aspect de la vie. Les différences raciales et de classe se traduisent dans le regard que porte Camilo sur Cosme (et inversement), incarnation des laissés-pour-compte d’une société profondément inégalitaire. Au Brésil, la hiérarchie sociale reste souvent liée à la couleur de peau. Cosme, métis et enfant des rues, représente un contraste frappant avec Camilo, fils d’une famille blanche privilégiée, qui découvre à travers lui un monde rude et injuste, mais aussi une forme de liberté qu’il n’avait jamais connue : celle des enfants des favelas.
Une écriture inventive et poétique
« Je crois que la haine a la consistance d’un nuage, une chose à la portée de quiconque veut l’attraper, la laisser fermenter et la façonner à sa guise. C’est un appendice de l’esprit. Elle n’a pas de propriétaire ni d’objectif clair, elle ne peut être anticipée ou maîtrisée. C’est une espèce de peste bubonique qui se propage, un venin hors de contrôle, de la lave volcanique », confie Camilo à propos de son rapport à Cosme.
L’écriture astucieuse et joueuse de Victor Heringer est l’un des points forts de ce roman. Sa prose, oscillant entre lyrisme et brutalité, se distingue par une inventivité linguistique remarquable. Il capture avec justesse l’énergie de l’adolescence et les souvenirs intenses qui y sont liés : l’arpentage de l’asphalte, les parties de foot dans les bidonvilles, les premiers émois et odeurs de peau, l’homophobie latente et autres flashbacks du quotidien carioca. Ainsi, il peint des scènes évocatrices, comme celle-ci :
« Je n’ai jamais rien vu de plus sinistre que Maria Aína préparant de la langue de bœuf. Un jour, peu avant l’heure du déjeuner, une odeur aigre-tiède m’a attiré dans la cuisine. Notre vieille voisine était là, la moustache en sueur (sa lèvre supérieure était piquée de poils blancs et épais). La cocotte-minute crachait, tchac-tchac, tchac-tchac. Elle montrait à Paulina comment peler la viande, en en retirant d’abord la couenne. Il faut bien la faire bouillir et couper à la racine, mais elle ne s’enlève pas facilement. “Tu dois tirer fort”, lui disait-elle, tandis que ses petits doigts noduleux s’enfonçaient dedans. Des lambeaux de peau restaient collés sur le dos de ses mains mouillées. »
L’auteur, également poète et photographe, mêle des néologismes comme « épouffroyable », métaphores audacieuses et descriptions sensorielles qui immergent le lecteur au cœur de l’atmosphère de Rio de Janeiro. Les scènes sont tour à tour tendres, cruelles, sensuelles et déchirantes.
Le livre se distingue également par son dispositif graphique : photographies, dessins d’enfants, documents et autres croquis parsèment l’ouvrage. Ces éléments enrichissent le texte en y ajoutant une dimension visuelle et documentaire. Ce procédé donne au récit une texture singulière et accentue la nostalgie qui habite Camilo lorsqu’il raconte son histoire, trente ans après.
La narration, teintée d’une subjectivité mélancolique, est majoritairement menée par celui qu’on surnomme « Camilinho ». Ce choix renforce l’impact émotionnel du récit, particulièrement lorsque la narration glisse vers un point de vue omniscient en fin de roman, comme pour prendre du recul sur les drames personnels et collectifs qu’il expose.
« Je suis né posthume. J’étais un mort-né dans les bras de maman, pendu à mon cordon ombilical, tout violet, violacé. Le médecin m’a ranimé en me faisant du bouche-à-bouche. Mon premier baiser. Il s’en est fallu de peu pour que je m’épargne la gêne d’être né. Depuis lors, c’est l’obstination du sang qui m’a maintenu en vie », constate le jeune infirme.
Un roman bouleversant, teinté de nostalgie
Ce livre n’est pas sans rappeler le film Va, vis et deviens, qui raconte l’histoire bouleversante de Schlomo, un jeune Éthiopien chrétien se faisant passer pour juif afin de rejoindre Israël lors de l’opération Moïse, un programme de rapatriement des Juifs éthiopiens en 1984. Adopté par une famille israélienne, il doit cacher sa véritable identité tout en affrontant le racisme et en cherchant à s’intégrer dans le pays berceau des monothéismes.
De son côté, Cosme reste dans son pays natal, mais en étant recueilli par une famille bourgeoise brésilienne, il se retrouve projeté au sein d’un univers dont il ne maîtrise pas les codes. Tous deux incarnent la figure de l’étranger au sein d’un nouveau milieu. Les deux œuvres explorent les thèmes de l’exil, de l’identité et de l’amour à travers un voyage poignant.
L’Amour des hommes singuliers marque par sa profondeur. Loin des récits convenus sur l’adolescence, il brille par sa complexité, son écriture et son regard lucide sur les tensions humaines. La voix de Camilo, empreinte de nostalgie et de mélancolie, confère au récit une dimension universelle et intemporelle, rendant d’autant plus tragique la séparation des deux protagonistes, emportés par la brutalité du monde adulte.
« La haine n’a ni motif ni finalité. L’amour a une finalité, la haine non. L’amour sert à perpétuer l’espèce humaine, il nous protège de la stérilité et des solitudes les plus fatales », expose Heringer, en guise de morale.
- L’amour des hommes singuliers, Victor Heringer, éditions Denoël, 2025.
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