Il n’est pas rare, lorsqu’on approche la trentaine, de se sentir perdu et de chercher désespérément le sens à donner à notre vie. Il est plus rare, en revanche, lorsqu’on approche la trentaine, de chercher le sens à donner à notre mort. Kaveh Akbar livre un premier roman virtuose sur la quête de sens, une réflexion lumineuse sur le deuil et l’art comme viatique.

« Peut-être Cyrus avait-il pris les mauvaises substances dans le bon ordre, ou les bonnes substances dans le mauvais ordre, mais quand Dieu finit par lui répondre après vingt-sept ans de silence, ce que Cyrus voulut plus que tout, c’était une confirmation. Une clarification. »
Ainsi commence Martyr ! d’Aveh Akbar. Le protagoniste est allongé dans son lit en compagnie d’une bouteille de whisky et attend désespérément un signe, quelque chose susceptible de donner un sens à sa vie. L’ampoule au-dessus de sa tête clignote une fois, mais lorsqu’il demande au miracle de se répéter, pour balayer toute trace d’ambiguïté, rien ne se passe. « Et donc, […] Cyrus dut prendre une décision. »
Formidables premières pages du roman qui, d’emblée, brosse le portrait d’une génération en quête de sens. On ne peut que se reconnaître en Cyrus : qui n’a jamais cherché la réponse partout ailleurs qu’en soi ? Qui n’a jamais espéré un coup du destin, un signe qui nous confirmerait que tel choix est le bon ? Et surtout, qui n’a jamais souffert et questionné la raison d’être de cette souffrance ?
Faire sens de la mort
Cyrus Shams n’a pas trente ans et il partage ses journées entre ses réunions des Alcooliques Anonymes, des petits boulotspetits boulot pour le moins surprenants et des scène ouvertes de poésie. Et il pense à la mort, souvent.
Cyrus est quelqu’un à qui la vie n’a sans doute « pas appris la tranquillité », pour reprendre les mots de son ami Zee. Né de parents iraniens, il grandit seul avec son père en Amérique. Le 3 juillet 1988, alors qu’il était encore bébé, sa mère est décédée dans le vol Iran Air 655, abattue par erreur par l’armée américaine. « Un dommage collatéral » pour un deuil impossible à faire. Quelle puissance ou quelle raison supérieure pourrait justifier une telle mort ?
https://zone-critique.com/critiques/khashayar-j-khabushani
Acculé par l’absurdité de ce décès, Cyrus estime que la vie ne lui offre aucune raison de vivre, mais, dans le même temps, il ne peut se résigner à mourir en vain. Le jeune homme se lance donc dans l’écriture du livre des Martyrs, un recueil dans lequel il entend s’intéresser et rendre hommage « aux gens dont la mort a une signification importante », de Jeanne d’Arc à Bobby Sands, et qui a peut-être aussi pour but de l’aider à cheminer vers sa propre mort. Il découvre alors l’existence d’une artiste iranienne, Orkideh, qui présente une performance au Brooklyn Museum. En phase terminale d’un cancer, elle s’est installée dans le musée et invite les visiteurs à venir discuter avec elle jusqu’à sa mort. Le voilà donc, le signe que Cyrus attendait. Zee et lui sautent dans un avion direction New York pour rencontrer l’artiste.
« Il comprit, avec une clarté qui lui avait toujours échappé jusque-là dans sa vie, qu’il n’était pas du tout fait pour le monde dans lequel il vivait, que l’art et l’écriture étaient une maigre compensation de cette anomalie fondamentale, comme le fait de monter sur un toit pour attraper la lune n’est qu’un maigre compensation, qui ne nous en rapproche pas plus que d’être les pieds dans la boue. »
Un roman-mosaïque
Qu’on soupçonne ou non la révélation finale à mesure qu’on avance dans la lecture, Martyr ! est un livre captivant et bouleversant. C’est d’abord une mosaïque littéraire dans laquelle les points de vue des différents personnages se croisent et s’enrichissent sans jamais se parasiter. Pour son premier roman, Kaveh Akbar fait preuve d’impressionnants talents d’équilibriste dans la construction de sa narration : ambitieuse et protéiforme (le texte mêle des poèmes du Livre des Martyrs en cours d’écriture, des courts extraits de rapports sur l’affaire du vol Iran Air 655, ou encore des rêves dans lesquels apparaissent des personnages aussi éloignés les uns des autres que Lisa Simpson ou le grand poète persan Rûmî), cette narration prend de l’ampleur tout en gardant une fluidité qui ne perd jamais le lecteur, mais parvient à entretenir un émerveillement permanent. Lire Martyr !, c’est comme voyager sur une route de montagne qui, à chaque virage, dévoile un paysage sublime, une scène à couper le souffler.
« Tu es un être humain, Cyrus, dit Sang avec douceur. Ta mère en était un, aussi. Et j’en suis un. On n’est pas des personnages de dessin animé. Rien ne nous oblige à être purs éthiquement. Ni nobles. Ni ambitieux, Dieu nous en préserve. Nous sommes des personnes. On se met en colère, on est lâches. Laids. Égocentriques. »
Le regard du poète
Cyrus est « persuadé d’être fondamentalement un sale type. Égoïste, individualiste. Cruel, même », mais il ne l’est pas plus que chacun d’entre nous. Personnage profondément attachant, généreux dans sa démesure et son intensité, Cyrus n’est qu’un humain désabusé et épuisé par les combats qu’il mène au quotidien, pour rester sobre, pour faire ses deuils, pour discipliner son orgueil et rester fidèle à ses valeurs. S’il blesse ceux qui l’entourent, c’est souvent parce qu’il fait peu cas de lui-même.
Cyrus peine encore à accepter sa complexité, celle de son identité comme celle de ses sentiments.
Cyrus peine encore à accepter sa complexité, celle de son identité comme celle de ses sentiments. Il est en permanence entre l’Amérique et l’Iran, entre la rage et la grâce. Ce sont ces élans contraires, ces dualités qui portent le récit. L’écrivaine Lauren Groff dit de Martyr ! que c’est « le meilleur roman que vous lirez sur l’addiction, l’exil et la nostalgie qu’on éprouve pour les disparus ». Ce qu’elle ne dit pas, c’est que c’est aussi le plus lumineux. Jamais misérabiliste, le roman, porté par la justesse de sa traduction, brille par son humour désarmant, sa poésie et l’humanité profonde qui transparaît du regard que l’auteur pose sur ses personnages et ses sujets. C’est une prouesse narrative qui explore des sujets aussi divers que la difficulté de vivre avec une addiction, un deuil, l’exil, tout en donnant des pistes pour comprendre une Amérique contemporaine gangrénée par la haine de l’autre et livrant une sublime réflexion sur la nécessité et les limites de l’art. Poète avant tout (l’un de ses recueils, Cloche pèlerine, a paru au Castor Astral en mai 2024), Kaveh Akbar nous apprend à recentrer notre regard pour trouver du sens à notre vie et pouvoir dire, comme le fait Orkideh : « J’ai été heureuse, pas toujours, même pas la plupart du temps. Mais j’ai connu la vraie joie, la joie profonde. […] Personne ne peut demander plus que ce que j’ai eu. »
- Kaveh Akbar, Martyr !, Scribes, 480 p., 24 €, traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Roques, paru le 19 septembre 2024.
- Crédit photo : © Beowulf Sheehan
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.