Karin Boye

Karin Boye : la SF au féminin

Qui n’a pas déjà rêvé de profiter des effets enivrants de l’alcool, sans pour autant en subir le moindre contrecoup indésirable ? Dans le roman de la suédoise Karin Boye, la « kallocaïne » parvient à cet exploit. Mais dans cette sombre dystopie, la substance n’est injectée que dans le but de faire cracher des informations à ceux qui osent résister à la toute-puissance de l’État…

Une des meilleures dystopies du XXe siècle 

Dès sa sortie, la critique est unanime : Kallocaïne se classe parmi les plus grandes dystopies aux côtés des best-sellers 1984 (1949), Le Meilleur des Mondes (1932) et Fahrenheit 451 (1953). Tous trois écrits par des hommes, George Orwell, Aldous Huxley et Ray Bradbury, et en langue anglaise, il est certain qu’un même profil d’auteur se dégage et accapare le champ éditorial de la science-fiction. Malheureusement c’est sans étonnement que Kallocaïne, écrit par une femme en suédois, ne connaît pas le même succès dans la postérité… Pourtant, Karin Boye alerte avec autant de justesse que ses homologues masculins sur les tournants totalitaires du début du siècle. Et ce avec un recul précieux, puisqu’elle écrit de Stockholm, située à des milliers de kilomètres des chefs-lieux de l’URSS stalinienne et de l’Allemagne nazie. La réputation de neutralité de la Suède vis-à-vis du climat totalitariste en Europe est soumise à débat, car le pays aurait significativement aidé les alliés. Ce regard à la fois critique et engagé, par le biais d’un genre destiné à un large public, donne lieu à un chef-d’œuvre d’une efficacité redoutable, un véritable bijou de science-fiction comme il y en a malheureusement trop peu dans nos bibliothèques. 

Dans Kallocaïne, l’« État mondial » traque les moindres faits et gestes des habitants, préfigurant le fameux « Big Brother » de 1984. Camps d’endoctrinement de la jeunesse, contrôle de la sexualité afin de réguler les naissances, couvre-feu ultra-strict… tout est mis en place pour que chaque citoyen ne vive que dans l’unique but de servir le régime, rendant impossible toute forme de liberté individuelle. Rien de bien original ? Au contraire, Karin Boye ne cesse de jouer avec les attentes du lecteur, qui s’apprête innocemment à suivre les péripéties d’un héros pleinement conscient des injustices qu’il subit, avant d’entamer une courageuse insurrection. Mais ici, on est forcé de s’identifier à un homme qui adhère sans équivoque à la propagande du régime. Fidèle « camarade-soldat », le narrateur Leo Kall est un chimiste médiocre qui espère monter dans l’estime des autorités grâce à son invention d’une substance idéale pour traquer les « traîtres » du régime. Sans surprise, il collabore avec une police paranoïaque et répressive. Les hommes et les femmes interrogés avouent peu à peu appartenir à une mystérieuse communauté recluse qui échappe à la surveillance… Autant d’éléments qui font écho à notre histoire comme à notre propre quotidien. Mais les singularités de l’ouvrage nous rappellent qu’il est crucial de ne jamais réduire un roman dystopique à une bête prédiction du futur. Parmi des dizaines d’exemples, comment ne pas voir dans le « dossier secret » que détient le gouvernement sur chacun des individus un présage de l’ère numérique, qui facilite de traquer nos vies à l’extrême ? Pourtant, Karin Boye n’est pas une prophétesse, criant que le monde est sur le point de basculer, et n’ayant qu’une hâte : se targuer d’avoir eu raison lorsque le moindre aspect de la réalité rejoint la fiction. 

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Une psychologie virtuose

La priorité de Karin Boye n’est donc pas de s’enorgueillir de ses prédictions mais de disséquer les pensées et les sentiments des personnages de manière inédite. Jamais une dystopie n’avait suivi avec tant de finesse la trajectoire de conscience d’un individu en proie à un État tyrannique, là où 1984 et Le Meilleur des mondes insistent sur la formation de phénomènes collectifs, d’adhésion ou de rébellion. L’écrivaine cherche sciemment cette approche : l’absence quasi-totale de descriptions physiques des personnages et des lieux est frappante, car s’y attarder détournerait de l’essentiel. 

Les cheminements de pensée sont aussi détaillés pour éviter que l’on soit tenté de réduire un personnage à un caractère moral unique, à commencer par celui qui écrit le récit. Certes, le narrateur Leo Kall est très proche des anti-héros classiques comme Winston Smith (1984) et Bernard Marx (Le Meilleur des mondes). Comme eux, il est un employé médiocre, victime engluée dans un système tyrannique, qui en prend progressivement la mesure jusqu’à s’élever au rang de résistant. Le début du roman laisse peu de place au suspens : le narrateur écrit depuis la prison, on est donc certain que son histoire se clôt sur son arrestation, à cause d’un acte dissident. Ce qui surprend, c’est qu’un personnage masculin, chimiste, rationaliste et partisan de l’État totalitaire, s’épanche sans concession sur ses sentiments, comme si le style analytique de l’écrivaine suédoise était puissant au point d’influencer la fiction. La manière d’écrire, focalisée sur l’être humain dans tout ce qu’il a d’unique, contredit à elle seule le projet collectiviste de l’État mondial. Et si elle autorise Leo Kall à tant s’exprimer, c’est pour que ses idées fermement arrêtées gagnent en souplesse, jusqu’à ce que s’implante le germe de la révolte… Pour un lecteur averti, dès les premières pages, des indices qui le présagent s’immiscent avec subtilité dans le discours du chimiste, pourtant solidement façonné par la propagande.

L’alerte sans la panique

L’analyse à outrance a des effets pervers : les personnages témoignent uniquement de leurs impressions très subjectives sur les évènements, échouant à les rapporter à des phénomènes collectifs. Le trio amoureux au cœur du roman en est un parfait exemple : Leo Kall se méfie de son supérieur Rissen plus parce qu’il le soupçonne d’être l’amant de sa femme que parce qu’il est un potentiel « traître » au régime. Réaffirmer à l’extrême l’expression individuelle n’empêche-t-il pas la formation d’une communauté fédératrice, facteur indispensable à la résistance ? Au contraire, la virtuosité de Karin Boye tient à ce que l’attention portée à l’individualité ne délaisse à aucun moment son intrigue captivante, prometteuse en frictions politiques.

La priorité de Karin Boye n’est donc pas de s’enorgueillir de ses prédictions mais de disséquer les pensées et les sentiments des personnages de manière inédite

Même la lutte politique échappe aux stéréotypes grâce à une plume qui ne cesse d’être audacieuse. En témoigne la présence tacite d’une communauté de résistants jamais présentée clairement, bien qu’elle soit cruciale dans l’avancée du roman. Les interrogatoires menés par Leo Kall ne permettent pas de trancher qui, parmi les accusés, est réellement membre de l’organisation ou qui n’en est qu’au stade de remise en question. Tous demeurent très mystérieux aux yeux des autorités, comme aux yeux du lecteur. Cet effet d’incertitude est sciemment entretenu : Karin Boye s’efforce de ne pas nous dicter un modèle, un guide absolu, qui conjurerait miraculeusement les trajectoires désastreuses de nos pays. Elle s’en tient à dessiner les contours d’une société alternative sans jamais en imposer le contenu. Nous invitant à sortir de notre léthargie tout en ne succombant pas à la précipitation, Kallocaïne rappelle que la clef réside, avant même l’action, dans le simple fait d’interroger la place des institutions dans nos quotidiens.

  • Kallocaïne, Karin Boye, 1940, réédité en 2024 par Folio.

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